11 novembre 2008
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"Soudain, brutale et proche, une salve déchire l'air tranquille du matin. (...) Des têtes apparaissent au ras du sol, des têtes aux yeux étonnés dont le regard interroge. Porchon me dit :
- C'est cela, hein ?
- Oui... Tu es tout pâle.
- Toi aussi.
Un énorme silence s'abat sur nous. Quelques secondes passent, solennelles, interminables. Et toute grêle, toute nue, dans l'air immobile, la détonation d'un revolver crève, comme une bulle à la surface d'un étang.
- Oh ! dit Porchon. Le coup de grâce.
On vient de fusiller l'un des nôtres."
(Maurice Genevoix, Ceux de 14)
De la Grande Guerre, déjà (L'affaire Jules Bathias), à celle de 39-45 (Boulevard des branques) en passant par le Paris de l'entre-deux-guerres(Belleville-Barcelone, Les brouillards de la butte), Patrick Pécherot aime emprunter les chemins de l'Histoire et de la Mémoire.
Amoureux du Paris populaire et du roman itou (Léo Malet...), il délaisse cette fois le bitume de Panam' pour la boue des tranchées du Chemin des Dames. Nous sommes en 17, le général Nivelle lance l' "offensive du printemps". A défaut du Sacre. L'Etat-Major prévoit une percée foudroyante des lignes allemandes. Ce sera surtout l'Homme foudroyé. Par dizaines de milliers, en quelques semaines, pour quelques dizaines de mètres gagnés. Les trouffions en ont ras les godillots, les mutineries se multiplient, l'armée doit étouffer les rébellions : on va donc fusiller pour l'exemple.
C'est ce qui attend le soldat Jonas, surnommé Tranchecaille par ses camarades, rapport à l'uniforme bien trop large, qui pend sur lui comme sur un pantin désarticulé. Un pantin, tiens, voilà ce qu'il est Jonas, déjà condamné avant même d'être jugé. S'agit de maintenir la discipline dans les rangs !
Jonas s'apprête à passer devant le conseil de guerre, il est accusé d'avoir tué son lieutenant, lors d'un assaut. Y avait bien un contentieux, à propos du pantalon trop grand justement. Mais peut-on tuer pour un froc ? Et Tranchecaille n'a pas le profil, non, pas réfractaire pour deux sous, toujours aux avants-postes, avec les copains. C'est le capitaine Duparc qui est chargé de sa défense. Un homme droit, soucieux d'établir la vérité. La messe est dite, pourtant, on l'entend dès les premières lignes. Devant lui défilent hommes du rang, officiers, témoins divers, chargés d'éclairer cette sombre affaire comme la personnalité de l'accusé. Tranchecaille est-il un simulateur ? Ou un bon bougre dépassé par les circonstances qui s'allient contre lui ?
Ce qui interpelle d'abord, c'est la structure du roman, brillamment échafaudée, composée d'épisodes épars : aux interrogatoires de Jonas succèdent les témoignages de ses camarades, les compte-rendus divers, les retours en arrière (et à l'arrière, aussi) ou la correspondance de Duparc...
Sur la trame policière vient ensuite se greffer la trame historique : rassemblés, ces morceaux d'histoires reconstituent la chronologie des événements et, surtout, le portrait d'une époque et de cette fameuse Der des ders. Pécherot, dans ce roman foisonnant, recrée tout un monde : la camaraderie, le réconfort des marraines de guerre, la fraternisation avec l'ennemi boche, au moins le temps d'un repas, la sape qui vous saisit d'angoisse, mais aussi la désinformation de la presse, l'obstination butée des généraux, l'inflation, la pénurie à l'arrière...
Il dit aussi le no man's land où pourrissent les cadavres, les assauts sous la mitraille, les pluies d'obus, les traumatismes et le martyre des corps, les blessés, l'hôpital de campagne où l'on taille scie découpe fouille ampute sans relâche. Mécanique absurde, terrifiante.
A travers le destin d'un homme, "un tout petit jeu de massacre emboîté dans le grand", Tranchecaille dépeint la vie quotidienne du soldat, et s'attache particulièrement à la psychologie du combattant, à son état d'esprit, qui mêle lassitude, solidarité, courage, fatigue, rébellion... Ce récit, en plus de dénoncer l'individu broyé par la machine - quand ce n'est pas la Grosse Bertha, c'est la grande Muette qui s'en charge -, nous place au plus près de ces hommes.
Et puis il y a la patte Pécherot, cette gouaille qui n'appartient qu'à lui, cette saveur, ce sens du dialogue, de l'image et du rythme.
Surtout Tranchecaille possède cette puissance d'évocation rare, un certain souffle, et du style. Pécherot a fondu ses phrases et les lâche comme des salves, qui vous pilonnent l'estomac, hachées, scandées comme la mitraille, tranchantes comme Rosalie la baïonnette, et qui vous jouent leur petite musique, vacarme ou silence, leur oraison funèbre. On lit ce roman d'une oreille, et c'est un régal.
Tranchecaille / Patrick Pécherot (Gallimard, Série noire, 2008)
PS : ce mois-ci est réédité Boulevard des branques, du même auteur, chez Folio Policier.
- C'est cela, hein ?
- Oui... Tu es tout pâle.
- Toi aussi.
Un énorme silence s'abat sur nous. Quelques secondes passent, solennelles, interminables. Et toute grêle, toute nue, dans l'air immobile, la détonation d'un revolver crève, comme une bulle à la surface d'un étang.
- Oh ! dit Porchon. Le coup de grâce.
On vient de fusiller l'un des nôtres."
(Maurice Genevoix, Ceux de 14)

Amoureux du Paris populaire et du roman itou (Léo Malet...), il délaisse cette fois le bitume de Panam' pour la boue des tranchées du Chemin des Dames. Nous sommes en 17, le général Nivelle lance l' "offensive du printemps". A défaut du Sacre. L'Etat-Major prévoit une percée foudroyante des lignes allemandes. Ce sera surtout l'Homme foudroyé. Par dizaines de milliers, en quelques semaines, pour quelques dizaines de mètres gagnés. Les trouffions en ont ras les godillots, les mutineries se multiplient, l'armée doit étouffer les rébellions : on va donc fusiller pour l'exemple.
C'est ce qui attend le soldat Jonas, surnommé Tranchecaille par ses camarades, rapport à l'uniforme bien trop large, qui pend sur lui comme sur un pantin désarticulé. Un pantin, tiens, voilà ce qu'il est Jonas, déjà condamné avant même d'être jugé. S'agit de maintenir la discipline dans les rangs !
Jonas s'apprête à passer devant le conseil de guerre, il est accusé d'avoir tué son lieutenant, lors d'un assaut. Y avait bien un contentieux, à propos du pantalon trop grand justement. Mais peut-on tuer pour un froc ? Et Tranchecaille n'a pas le profil, non, pas réfractaire pour deux sous, toujours aux avants-postes, avec les copains. C'est le capitaine Duparc qui est chargé de sa défense. Un homme droit, soucieux d'établir la vérité. La messe est dite, pourtant, on l'entend dès les premières lignes. Devant lui défilent hommes du rang, officiers, témoins divers, chargés d'éclairer cette sombre affaire comme la personnalité de l'accusé. Tranchecaille est-il un simulateur ? Ou un bon bougre dépassé par les circonstances qui s'allient contre lui ?
Ce qui interpelle d'abord, c'est la structure du roman, brillamment échafaudée, composée d'épisodes épars : aux interrogatoires de Jonas succèdent les témoignages de ses camarades, les compte-rendus divers, les retours en arrière (et à l'arrière, aussi) ou la correspondance de Duparc...
Sur la trame policière vient ensuite se greffer la trame historique : rassemblés, ces morceaux d'histoires reconstituent la chronologie des événements et, surtout, le portrait d'une époque et de cette fameuse Der des ders. Pécherot, dans ce roman foisonnant, recrée tout un monde : la camaraderie, le réconfort des marraines de guerre, la fraternisation avec l'ennemi boche, au moins le temps d'un repas, la sape qui vous saisit d'angoisse, mais aussi la désinformation de la presse, l'obstination butée des généraux, l'inflation, la pénurie à l'arrière...
Il dit aussi le no man's land où pourrissent les cadavres, les assauts sous la mitraille, les pluies d'obus, les traumatismes et le martyre des corps, les blessés, l'hôpital de campagne où l'on taille scie découpe fouille ampute sans relâche. Mécanique absurde, terrifiante.
A travers le destin d'un homme, "un tout petit jeu de massacre emboîté dans le grand", Tranchecaille dépeint la vie quotidienne du soldat, et s'attache particulièrement à la psychologie du combattant, à son état d'esprit, qui mêle lassitude, solidarité, courage, fatigue, rébellion... Ce récit, en plus de dénoncer l'individu broyé par la machine - quand ce n'est pas la Grosse Bertha, c'est la grande Muette qui s'en charge -, nous place au plus près de ces hommes.
Et puis il y a la patte Pécherot, cette gouaille qui n'appartient qu'à lui, cette saveur, ce sens du dialogue, de l'image et du rythme.
Surtout Tranchecaille possède cette puissance d'évocation rare, un certain souffle, et du style. Pécherot a fondu ses phrases et les lâche comme des salves, qui vous pilonnent l'estomac, hachées, scandées comme la mitraille, tranchantes comme Rosalie la baïonnette, et qui vous jouent leur petite musique, vacarme ou silence, leur oraison funèbre. On lit ce roman d'une oreille, et c'est un régal.
Tranchecaille / Patrick Pécherot (Gallimard, Série noire, 2008)
PS : ce mois-ci est réédité Boulevard des branques, du même auteur, chez Folio Policier.