Ces trois derniers jours, j'ai vécu à Boston. Trois jours et une paire d'années, 1918 & 1919. Un voyage dans le temps et au long cours, dont je suis revenu enthousiaste.
Quatre ans que Lehane n'avait pas publié en France, si ce n'est quelques nouvelles, en coupe-faim. Qu'allait-il nous sortir de son chapeau ? Un nouvel épisode de la série Kenzie-Gennaro ? Un tour de magie littéraire, façon Shutter Island ? Un roman polyphonique dans la veine de Mystic River ? Rien de tout cela, ou bien tout cela à la fois, dans sa (louable et vaine) tentative d'écrire le Grand Roman Américain, chimère toujours vivace des écrivains d'Outre-Atlantique.
Un pays à l'aube est à la fois une fresque historique, sociale et politique, une saga familiale, un roman de moeurs et la chronique retentissante d'un monde à l'agonie. Un pays à l'aube d'une nouvelle ère : la Grande Guerre vient de s'achever, voyant des milliers de soldats rentrer au pays et voulant retrouver leur emploi souvent occupé par des Noirs. Le pays, exsangue, connait une crise économique majeure, le chômage et l'inflation s'envolent.
Boston la puritaine, berceau de la Révolution américaine, décimée par la grippe espagnole, voit se multiplier les luttes syndicales, les mouvements communistes et anarchistes prospérer. On craint la contamination bolchévique, les manifestations et les grèves sont sévèrement réprimées. De leur côté, les Noirs commencent à s'organiser et à réclamer leurs droits, sous la férule d'intellectuels comme John Garvey ou William E.B. Du Bois.
La tension monte inexorablement, jusqu'à l'embrasement final, quand les forces de police, acculées, décident la grève.
Dans ce véritable chaudron, trois hommes aux trajectoires différentes vont pourtant se croiser. Le joueur de base-ball légendaire Babe Ruth, alors au sommet de son art ; Luther, un jeune Noir qui a fui le Sud après avoir tué un homme ; Danny Coughlin, issu d'une famille irlandaise, fils d'un capitaine de police et lui-même policier, un esprit libre et progressiste en butte au clan familial.
Lehane nous livre un récit de presque 800 pages qui impressionne par son ampleur et sa fluidité, son sens du détail et sa puissance d'évocation.
Tantôt épique ou intimiste, il excelle à raconter les destins individuels comme les fracas de l'Histoire. En fin observateur de la nature humaine, il éclaire avec acuité et une grande empathie la personnalité de ses personnages, leurs ambitions, leurs faiblesses et leurs émotions ; poussés par le sens du devoir, un idéal moral ou la convoitise, capables de bonté comme de la plus extrême brutalité, d'aliéner leurs semblables par le pouvoir et l'argent... Eternelle histoire, singularités de l'animal humain.
Un pays à l'aube, c'est enfin (et peut-être ce qu'on retiendra, au final) la naissance d'une Nation, le tableau vivant d'un pays chevillé à ses mythologies et où demeure cette idée si belle et typiquement américaine - qui traverse le récit tout entier - qu'il est possible de renaître, de tout recommencer, de se réinventer.
Conseil(s) d'accompagnement : j'ai plusieurs fois pensé au Ragtime de E.L. Doctorow, grand bouquin des lettres américaines. Et pour ceux d'entre vous qui s'intéressent à "l'Histoire vue de la rue", je ne peux que vous conseiller Une histoire populaire des Etats-Unis de Howard Zinn.
Un pays à l'aube / Dennis Lehane (The Given Day, 2008, trad. de l'américain par Isabelle Maillet. Rivages/Thriller, 2009)
PS : si vous voulez vous faire une idée, les éditions Rivages ont mis en ligne les 30 premières pages du roman.
Babe Ruth, l'un des personnages du roman, est un joueur de base-ball de légende, ayant un nombre incroyable de records à son actif. C'était aussi un bon vivant, gros buveur et gros fumeur.
Il y a quelques années, un ami à moi a illustré un livre sur sa vie, destiné aux enfants, pour une maison d'édition située en Corée, où ce sport est très populaire. Voilà un de ses dessins, qui fut d'ailleurs refusé par l'éditeur à cause... du cigare.