Charles Willeford n'a pas eu la reconnaissance littéraire qu'il méritait, ni la vie facile. Orphelin très jeune, il part sur les routes, vagabonde et "brûle le dur" à l'âge de douze ans, à l'époque de la Grande Dépression. Engagé dans l'armée une première fois à seize ans (en mentant sur son âge), il troquera plus d'une fois l'habit civil contre l'uniforme. En 1943, il combat en Europe et reçoit la Silver Star. On le retrouve ensuite au Japon, au Pérou, où il étudie les Beaux-Arts, avant de revenir en Californie et de commencer à écrire.
Les pulps magazines publient ses premiers textes dans les années 50, mais il ne connaitra jamais le succès, si ce n'est à la fin de sa vie, avec la série des Hoke Moseley, un flic peu ragoûtant de Miami dont les enquêtes nous font voir les recoins sombres de la Floride, loin des clichés bling-bling. Mais il n'a guère eu le temps de profiter des à-valoir conséquents de son éditeur : il meurt en 1988, à l'âge de 68 ans, emporté par une crise cardiaque et quelques excès. La dépression, la poisse, de nombreux échecs, et des petits bijoux de romans noirs.
Les éditions Rivages, qui ont traduit tous ses romans, nous donnent maintenant à lire quelques-unes de ses nouvelles, parues aux Etas-Unis il y a presque 50 ans mais inédites en France.
Et c'est loin d'être des fonds de tiroir, si vous vous posiez la question !
Six nouvelles dont trois épisodes de la vie de Jake Blake, jeune réalisateur surdoué qui se retrouve enfermé dans un hôpital psychiatrique après une tentative de suicide. Nous assistons à sa lente désintégration psychique et aux méthodes pour le moins brutales du corps médical (nous sommes dans les années 50, les électrochocs sont à la mode...).
Suit le témoignage de son producteur, un type fat et prétentieux qui raconte à un plumitif chargé de rédiger sa biographie les circonstances dans lesquelles il a connu Jake, et la manière dont il a immédiatement repéré son talent.
En remontant encore un peu dans le temps, nous apprenons que l'expérience militaire de Jake a laissé des stigmates. Passer de longs mois seul sur une base et sans jamais croiser âme qui vive, avec comme seule mission de changer les ampoules d'une piste d'atterrissage au milieu de nulle part, est susceptible de faire tanguer quelque peu l'équilibre psychologique.
Les trois nouvelles suivantes ne manquent pas de sel non plus.
Un type qui se rêve indic après avoir trop regardé des feuilletons de détectives privés. Autodidacte original, pour le coup.
Un autre, écrivain en vacances, embobiné par un marabout local. De quoi retrouver l'inspiration.
Un alcoolique renvoyé à son vice par... une oeuvre de bienfaisance. Charité bien ordonnée ?!
Si ces histoires sonnent si juste, c'est peut-être parce que Willeford sait de quoi il parle, qu'il a dû s'inspirer de ses diverses expériences - de boisson, de dépression, de troufion.
Chez lui, on a souvent affaire au type ordinaire, dans la moyenne de la bêtise et de la méchanceté humaines, ou tout simplement dépassé par les événements. Chroniques de l'absurde ordinaire, pour paraphraser Desproges.
On retrouve aussi cette concision, cette faculté de vous poser un décor, une ambiance, des personnages, en quelques phrases bien tournées, et de vous embringuer illico dans l'histoire. D'autant plus que chaque nouvelle adopte un point de vue ou une forme différente (journal de bord, monologue, interrogatoire, correspondance...) et qu'il se crée ainsi une belle dynamique. Ce qui n'entame en rien l'unité du recueil, au contraire : quelques modulations sur les courts-circuits de nos vies et de nos sociétés.
Il est grand temps de (re)lire Charles Willeford. Voilà une bonne entrée en matière et un condensé de son immense talent ; et de continuer, pourquoi pas, avec Une fille facile ou les enquêtes de Hoke Moseley (dans l'ordre : Miami blues, Une seconde chance pour les morts, Dérapages, Ainsi va la mort).
La machine du pavillon 11 / Charles Willeford (The Machine in ward eleven, nouvelles trad. de l'américain par Christophe Mercier. Rivages/Noir, 2009)