"... ceci est un livre sur le deuil, le chagrin et la rage. Sur le coma, les revues de BD et les produits pharmaceutiques. Sur les bikers psychotiques, les neurologues fous et les monstres de cirque itinérants. Mais, au bout du compte (...), c'est un livre sur la moralité complexe de l'écriture, de la fabrication d'un récit, d'une histoire." (préface de l'auteur - un conseil, à propos : laissez-vous surprendre, et gardez-la pour la fin)
Là, vous froncez les sourcils, non ?!
Il faut dire que les romans de l'américain Jack O'Connell peuvent dérouter, qui désintègrent allègrement tous les codes du polar, pour les reconstituer sous une forme tout à fait originale et inventive.
Dans les limbes n'échappe pas à la règle. Où l’on retrouve Quinsigamond, lieu imaginaire et théâtre permanent des histoires d'O'Connell, inspirée de Worcester, dans le Massachusetts où vit l'auteur. Une ville post-industrielle sur le déclin, crépusculaire et décadente, où le sinistre le dispute au bizarre.
Alors, qu'avons-nous donc entre les pinces ?
Sweeney est pharmacien et vient de trouver un poste à Quinsigamond, dans la clinique du docteur Peck, un neurologue réputé. C’est là qu’il fait transférer son jeune fils Danny, plongé dans le coma depuis un an. Après l'accident, sa femme s'est suicidée. C'est un homme dévasté, rongé de remords, de frustration, et sujet à de soudains excès de colère et de violence.
Dans le bâtiment, situé au sommet d'une colline, l’atmosphère est lugubre, le comportement du personnel étrange, les projets du savant nébuleux.
Dans son avant-propos, O'Connell explique qu'il pensait s’arrêter à cette "petite histoire de suspense", avant que ne survienne "cet instant où je fais un tout petit mouvement (…) qui fait bouger le livre entier sur son axe. Où une synapse se produit, au fond du ciboulot, et irradie d’une manière ou d’une autre l’ADN de l’histoire. Et le récit commence à muter.»
Dès lors, il a rajouté quelques couches narratives, quelques protagonistes, quelques niveaux aux limbes. On rencontrera une bande de bikers psychotiques, à la tête de laquelle trône l'énigmatique et sensuelle Nadia, collègue de Sweeney ; et surtout, une troupe de monstres de foire en déroute au pays imaginaire de Gehenna, emmenée par un garçon-poulet et un Hercule de foire.
Ces derniers sont les héros de "Limbo", un illustré pour enfants que Danny dévorait avant son accident, et que son père continue de lui lire sur son lit d'hôpital.
A partir de là, les trames se superposent, se recoupent, se télescopent, des passerelles narratives relient des récits et des mondes parrallèles, des destins symétriques.
Bien-sûr, pour apprécier ce séjour Dans les limbes, il vous faudra faire lâcher prise à votre raison, et accepter de vous laisser guider - et égarer - à travers des réalités mouvantes, où flotte l'esprit ou l'esthétisme d'un Borges, d'un David Lynch ou d'un Guillermo del Toro.
D'une imagination débridée, grouillant d’événements et de personnages parfaitement insensés - et qui pourtant recèle du sens - c'est aussi un roman foisonnant, qui défriche, ouvre, brasse une multitude de pistes, de voies, de réflexions concernant l’identité, l'empathie, les périmètres flous de la conscience, l’absolution, et le pouvoir de l’imagination, des mythes et de la littérature.
Entre le polar, le conte et le roman gothique - retenons son univers fantasmagorique et baroque, sa qualité d'écriture, son architecture brillamment échafaudée -, Dans les Limbes est un des grands romans de l'année.
Toutes catégories confondues.
Dans les limbes / Jack O'Connell (The Resurrectionist, 2008, trad. de l'américain par Gérard de Chergé. Rivages/Thriller, 2009)