25 ans après Moins que zéro, Bret Easton Ellis imagine une suite à son premier roman, avec le très attendu Suite(s) impériale(s) - tirage de 100 000 exemplaires et plan media en béton armé.
Le passage n'a rien d'obligatoire, mais du coup j'ai préféré relire Moins que zéro, qui, il y a une dizaine d'années, m'avait paru insipide, sans relief ni sens. J'avais tort. Ce qui n'avait ni relief ni sens, c'était simplement la vie des personnages. Et à la deuxième lecture, j'ai été tout bonnement impressionné. Comme quoi il y a des livres qu'on lit trop tôt ou trop jeune ou trop vite...
Je commence donc par celui-là, d'autant plus que Suite(s) impériale(s) m'a laissé sur ma faim, j'essaierai d'expliquer un peu pourquoi.
Clay, le narrateur, rentre chez lui pour la période de Nöel. Ses amis ont pour nom Trent, Rip, Julian, Blair... Leurs parents sont producteurs de cinéma, metteurs en scène, acteurs... Ils ont 17, 18, 19 ans, et se ressemblent tous - de jeunes hommes bronzés aux cheveux blonds coupés courts. Ils carburent au valium, à la coke, à l'héro et autres confiseries. Ils habitent les quartiers chics, fréquentent les boutiques de luxe et roulent en Porche ou BMW, écument Bel Air, Beverly Hills, Malibu, Palm Springs, regardent MTV en boucle et voient un psy.
Quatre semaines avec la jeunesse désoeuvrée et très argentée de Los Angeles dans les années "fric" 80.
Des enfants gâtés cyniques et arrogants ? Même pas, si l'on considère que le cynisme est déjà en soi une posture morale. Non, ils sont seulement vides, sans moelle, léthargiques. Ils ne s'amusent pas. Leurs fêtes et leurs trips sont sans objet. Ils sont dénués d'émotions et leurs sentiments sont factices. Ils flottent dans un ersatz de réalité aussi brumeux que le smog qui recouvre la Cité des Anges.
C'est un roman où il ne se passe rien, à première vue. On va de beuverie en coucherie et de "party" en party". Tout suinte l'ennui et la vacuité. Des dialogues qui ne mènent nulle part, des questions qui n'appellent pas de réponse, des scènes qui tournent à l'absurde. Des personnages qui errent sans but, attendant vaguement un signe, une révélation, quelque chose qui les tirera de leur torpeur. Qui se distrayent bruyamment en attendant Godot. A la différence près que les protagonistes d'Ellis ne savent même pas qu'ils attendent... Ce qui est encore plus effrayant.
Bret Easton Ellis adopte une écriture "à plat", expurge toute émotion, toute empathie, "se contente" d'un compte-rendu circonstancié qui ressemble à un rapport d'autopsie tant ses personnages ont l'air mort. Aussi morts que le cadavre que Clay et quelques autres contemplent sans mot dire dans une des scènes du livre.
Le risque, c'est évidemment que le roman tourne en rond. Il n'en est rien. Disons plutôt qu'il tourne sur lui-même à grande vitesse, pourvu d'une force centrifuge qui vous aspire et vous laisse complètement vidé, lessivé.
Passons maintenant à Suite(s) impériale(s).
25 ans après, voilà Clay de retour à Los Angeles, une fois de plus. Clay est devenu un scénariste à succès. S'il a gagné en assurance, il n'a pas chassé pour autant le jeune homme névrosé et narcissique qu'il était. Les "première" ont succédé aux "party", l'alcool et la came coulent toujours à flots. Clay retrouve de vieilles connaissances, Trent, Blair, Rip... Ils sont devenus producteurs, metteurs en scène... Certains sont méconnaissables, à force d'être passés entre les bistouris des chirurgiens esthétiques ! Leur visage ressemble à un masque, dans une ville où chacun porte le sien.
Comme dans Moins que zéro, Los Angeles est peut-être le personnage principal du roman. Tentaculaire, impersonnelle, vampirique. "On peut disparaître ici sans même s'en apercevoir". Une "non-zone" où se croisent sans se voir vraiment des créatures étranges qui courent après un rôle ou coupent leur dose avec du xanax. Une jungle où se poursuivent prédateurs et animaux à sang froid, comme Clay et ses comparses.
Si Moins que zéro est le roman du mouvement circulaire, Suite(s) impériale(s) va d'un point A à un point B. Un récit plus conventionnel dans sa structure, et qui emprunte beaucoup au roman noir, à commencer par l'un de ses principaux ingrédients : la femme fatale, jouée ici par une dénommée Rain Turner, avide de notoriété et prête à tout, qui a séduit Clay dans le but d'obtenir un rôle dans un film dont il est co-producteur.
Tandis qu'on le met en garde et lui conseille de s'éloigner de l'amante vénéneuse (ou religieuse), Clay devient accro. Mais il n'est pas le seul à en pincer pour la dame, qui a tendance à jouer les filles de l'air. Il remarque bientôt que son appartement est surveillé et qu'il est suivi à chacun de ses déplacements. Et puis un type d'Hollywood, une vague connaissance, vient d'être retrouvé mort, sauvagement torturé. Clay sent monter une peur irraisonnée.
Si le début est prometteur (une mise en abîme où Clay se rend à la projection du film adapté de Moins que zéro !, qui montre qu'Ellis aime décidément brouiller les lignes entre réel et fiction), la suite manque de liant, l'intrigue a tendance à se disperser. Le tempo est enlevé - de courts paragraphes, pas de chapitres - mais c'est comme si la mélodie était jouée juste un ton trop haut ou trop bas.
C'est peut-être dû à l'atmosphère à la fois opaque et évanescente qu'installe l'auteur, qui relègue à l'arrière-plan les éléments tangibles du récit (comme le trafic de drogue ou les tueurs colombiens dont il est vaguement question), qui dilue la réalité des événements et des personnages ; des personnages aux contours flous, aux motivations vagues, aux agissements incertains. De la même façon, le registre polar qu'adopte Bret Easton Ellis devrait donner un peu plus de tranchant à son roman, mais il ne l'exploite pas vraiment, et l'intrigue est un brin émoussée.
Cela dit, si vous aimez les ambiances à la David Lynch - celui de Twin Peaks ou Mulholland Drive -, vous devriez vous régaler. Pour ma part, j'y suis peu sensible, ou en tout cas je trouve que le récit manque de corps, de consistance. Après, c'est une affaire de goût.
Un roman décevant au final que Suite(s) impériale(s), qui à mon sens ne possède ni l'unité ni la force d'attraction du premier volet.
Mais il faudra peut-être que je le relise... dans une dizaine d'années !
En attendant, je serais curieux d'avoir votre avis, et en particulier celui des fans d'Ellis.
Moins que zéro (Less than zero, 1985, trad. de l'américain par Brice Matthieussent. 10/18, 1986 ; rééd. R. Laffont, 2010)
Suite(s) impériale(s) (Imperial Bedrooms, 2010, trad. de l'américain par Pierre Guglielmina. R. Laffont, 2010)