Si tel c'est le cas, vous savez aussi qu'un polar de Bruen ne brille pas par son intrigue millimétrée mais plutôt par ses personnages déjantés, son humour corrosif et ses situations burlesques qui balancent sans cesse entre le grincement de dents et l'éclat de rire.
S'il ne soigne pas beaucoup ses scénarios, il est en revanche toujours aussi pointilleux sur la bande-son (Springsteen, White Stripes, Hank Williams ici présents) et le casting :
Soit Dade, tueur-né et amateur de country suave, qui ouvre le bal en pulvérisant la voiture de son ex ainsi que ses occupants, enfants compris. Un bon samaritain comparé à Sherry, une "racaille blanche de parc à caravanes", aussi dangereuse et déchaînée qu'un cyclone tropical.
Soit Stapleton, paramilitaire ultraviolent et ancien de l'IRA qui bouffait du soldat de sa Majesté avant de se reconvertir dans le braquage de banque.
Soient Tommy et Siobhan, respectivement ami d'enfance et maîtresse de Stephen, dommages collatéraux.
Soit, enfin, Stephen, notre premier rôle. Irlandais de Galway qui veut refaire sa vie en pays yankee, l'argent d'un braquage sous le coude et Siobhan à son bras.
Bien-sûr, rien ne se passe comme prévu, et la gentille virée de Stephen tourne au cauchemar. Tourmenté par la mort de son ami de toujours, abattu par le troisième comparse du braquage, et dans l'attente de Siobhan, sa banquière de copine restée en Irlande pour s'occuper du transfert de fond, il dérive au gré de ses excursions éthylliques, de New York à Vegas, de Vegas à Tucson, pour un règlement de compte final.
On retrouve dans Cauchemar américain les qualité de Bruen, son sens implacable de la formule, ce mélange de férocité et de tendresse, quand celle-ci va se nicher jusque dans les caniveaux de Galway et dans le fond des bocks de bière. Il nous offre en prime quelques beaux passages sur l'âme irlandaise, rugueuse, bravache, mélancolique, qui vous donnent envie de vous précipiter illico au comptoir RyanAir le plus proche.
Et malgré tout, ce n'est pas du grand Bruen, qui a déjà été plus drôle, plus incisif, plus émouvant. Est-ce aussi parce que j'attends beaucoup mieux de cet auteur ? Il y a de ça.
Ken Bruen a un immense talent de conteur et une facilité déconcertante, mais j'ai parfois l'impression qu'il s'en contente, sans vraiment aller au bout des choses. Comme cette belle amitié entre Stephen et Tommy, qu'il aurait pu développer encore, comme le conflit nord-irlandais qu'il effleure à peine.
Fumiste, pourrait-on dire, en exagérant. De grandes dispositions mais pas assez de travail, pourrait-on lire, sur un bulletin scolaire.
Voilà, j'attends encore ce grand roman, bien charpenté, dense et profond. Je l'attends parce que Ken Bruen est parfaitement capable de l'écrire.
Ah, et puis un truc agaçant à force, et particulièrement dans celui-là qui en est truffé, ce sont les références innombrables à tel film, tel roman, tel disque... Ok, j'aime bien Springsteen et Christopher Walken, Voyage au bout de l'enfer est un film somptueux, vrai, j'adore aussi James Lee Burke et je suis bien content de voir citer Andrew Vachss, mais j'ai eu parfois l'impression de parcourir la biblio-disco-DVD-thèque idéale de sir Bruen. Pas désagréable, mais elle prend de la place.
Alors, pour ceux qui ont déjà lu Bruen, allez-y sans crainte, on passe toujours un bon moment chez lui. Et pour les autres, attendez plutôt une autre occasion ou rendez-vous chez Jack Taylor ou R&B.
Cauchemar américain / Ken Bruen (American skin, 2006, trad. de l'anglais (Irlande) par Thierry Marignac. Gallimard, Série noire, 2009)