Budapest la noire est en soi une curiosité : c'est le seul polar hongrois traduit en France, à ma connaissance. Cela dit, si le cadre est dépaysant - nous sommes en Hongrie en 1936 -, les motifs et l'esthétique du roman n'ont eux rien de typique, mais sont directement inspirés du roman noir américain.
A commencer par la figure du muckracker*, un reporter judiciaire nommé Zsigmond Gordon, rentré au pays après quelques années passées à... Chicago. Alors qu'ont lieu en grandes pompes les obsèques du Premier Ministre Gyula Gömbös, lui s'intéresse à l'assassinat d'une jeune prostituée juive et décide d'enquêter. Son obstination lui vaudra évidemment quelques désagréments, menaces voilées et contusions, avant de le ramener finalement vers les ors du pouvoir.
Plus encore que l'apprenti-détective, c'est la capitale hongroise qui joue le personnage central, Vilmos Kandos lui substituant le rôle de la cité américaine gangrénée par la corruption et la violence. Ici ce n'est pas Chicago mais Budapest qui fait office de Gomorrhe moderne.
Une ville livrée aux gangs, où sévissent souteneurs, pornographes, prostituées, politiciens véreux et dépravés. Une ville agitée, bouillonnante, avec ses cafés bruyants, ses rues animées et ses bas-fonds qu'arpente prestement Gordon, à pied-en autobus-en taxi-en tram.
A ce lieu effervescent et en proie au vice s'oppose une nature inaltérée, à laquelle ne peut goûter Gordon qui, profitant d'une escapade champêtre pour retrouver un témoin, est "en proie à l'étrange malaise qui s'emparait de lui chaque fois qu'il devait abandonner la capitale. Dès les faubourgs, il se sentait perdu, comme plongé dans un univers dont il ignorait les règles." Car l'enquêteur fait partie intégrante du décor urbain et obéit à ses "règles", ses méthodes s'avèrant à la fois efficaces et moralement discutables.
On retrouve cette opposition, encore renforcée par la référence à un passé idéalisé, lorsqu'un des personnages se remémore sa jeunesse : "C'était la paix, le bon vieux temps comme on dit. J'avais dix ans lorsque Pest et Buda ont été réunis pour former Budapest. (...) Le fait est que je ne comprends rien à ce qui se passe ici."
Dénué d'originalité mais intéressant par ses nombreuses analogies avec le roman noir de Chandler ou Ross Macdonald (pour le thème du secret de famille), le roman vaut aussi pour sa petite leçon d'histoire, concernant un pays dont ne sait pas grand-chose sinon rien, et à une époque de paix transitoire : déjà les prémices de la guerre se font sentir, tandis que des notables "magyarisent" leur patronyme pour se prémunir du danger nazi.
Bien mené, prenant, rythmé (l'action et les dialogues ont la part belle), l'ensemble manque toutefois d'intensité, de "mordant", et n'évite pas quelques maladresses.
On peut aussi regretter que Vilmos Kandor, tout en s'appropriant habilement les codes du hard-boiled, ne s'en affranchisse pas davantage, afin de faire entendre sa propre voix. Budapest la noire étant le premier volet d'une série, ce sera peut-être le cas la prochaine fois.
Budapest la noire / Vilmos Kondor (Budapest noir, 2008, trad. du hongrois par Georges Kassai et Gilles Bellamy. Rivages/Thriller, 2011)
* le "journaliste fouineur" dans le roman noir américain.