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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 00:00

Rémi Baugé, la cinquantaine approchante et dégarnie, est responsable des achats dans un hypermarché du sud de la France, une entreprise familiale dirigée par le paternaliste Raoul Trille. Un foyer, une épouse, une situation sûre, tout va bien pour lui, jusqu'au jour où son patron part en retraite et que débarque un jeune sur-diplômé arriviste et ambitieux.

Véritable tête de gondole de la société de consommation et fournisseur officiel de travailleurs précaires, le "supermarché" est un lieu qu'on s'attendrait à voir davantage investi par le roman noir. Citons tout de même Le Géant duquel Michel Lebrun visitait les coulisses il y a longtemps déjà ou, plus près de nous, le Discount plutôt loufoque de Bretin & Bonzon *.


ameresthunes.jpgAmères thunes, sans explorer en détail les dessous de la grande distribution, passe néanmoins en revue sa garde-robe : fonctionnement à flux tendus, rationalisation des coûts, obsession du rendement et de la compétitivité, pressurisation et réduction du personnel, marges bénéficiaires rimant avec actionnaires.


Si la critique sociale est présente, Zolma se concentre surtout sur les déboires de son personnage principal, le brave Baugé qui, bien décidé à se venger des manoeuvres et des coups bas de son nouvel employeur, se met en tête de braquer le coffre du magasin. Le voilà qui peaufine son plan - et son alibi - avant de le mettre à exécution, entouré d'une bande de lascars à peine plus dégrossis que lui. La seconde partie du récit joue ainsi essentiellement (et non sans habileté) sur la figure de l'homme ordinaire plongé dans une situation extraordinaire, en l'occurrence un type honnête et sans histoires qui du jour au lendemain décide de transgresser la loi. Il va de soi que l'amateur cambrioleur va rencontrer quelques obstacles et... problèmes de change.

Si certaines situations sont relativement superflues (la fille de Baugé qui arrive tout droit des States pour rendre visite à son papa, accompagné de son yankee de mari) ou fort bienvenues (de l'utilité d'avoir un frère jumeau), l'ensemble demeure solidement construit, bien mené et se lit avec plaisir. Plaisir auquel n'est pas étrangère la langue imagée et souvent drôlatique d'un récit au ton léger, malgré le virage assez sec - "meurtrier" peut-on dire - qu'il prend sur la fin.

On pourra lui reprocher son manque de densité, Amères thunes demeure malgré tout un sympathique roman, bien fichu et gentiment défoulatoire (le gentil loser qui prend sa revanche sur le manager/winner ravira de nombreux lecteurs). Un en-cas à savourer entre deux plats plus consistants.


Amères thunes / Zolma (Krakoen, Forcément noir, 2012)



* Citons aussi le fantasmagorique Que notre règne arrive de J.G. Ballard.

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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 00:00
Nogent-les-Chartreux, 20 000 habitants, une petite ville de province calme jusqu'à l'engourdissement, sombre dans la psychose tandis qu'un tueur en série sème les cadavres et la panique. Au beau milieu du chaos domine l'énorme silhouette du placide et boulimique gendarme Garand, complètement dépassé par les événements.


France-tranquille.jpgEn pointant son faisceau sur ce microcosme, où chacun cède à la paranoïa et au repli sur soi, où la tension va crescendo jusqu'aux déchaînements de violences, Olivier Bordaçarre procède à la mise en examen d'une société sécuritaire basée sur l'instrumentalisation (et le réflexe) de la peur.
Peur de l'étranger (incarnée ici par le "manouche"), peur du chômage (les dirigeants de l'usine locale, menacée de fermeture, profitent habilement du climat de crise pour culpabiliser les grévistes), peur sur laquelle surfe sans vergogne le politicard local pour s'emparer du pouvoir, en flattant les bas instincts de la populace.

Contempteur d'une France tranquille prompte à sortir la fourche pour parer au danger- réel ou fantasmé, Bordaçarre se montre éloquent mais a malheureusement tendance à forcer le trait lorsque, emporté par sa fougue (ou son indignation), il fait intrusion sur scène et joue au coryphée plutôt que de laisser la parole à ses acteurs.

Avec un sens de la dramaturgie poussé parfois jusqu'à l'extravagance (quand par exemple des bataillons entiers de militaires investissent une ville rendue à l'état de siège), il met en scène tout un petit monde, entre ses bistrotiers, commerçants, chasseurs, élus du peuple, petits bourgeois, et son cortège d'hypocrisies, de rumeurs, de mesquineries.
Quant au premier rôle, il échoit au commandant Paul Garand, "nogentais depuis une trentaine d'années, [végétant] dans son logement de fonction et de célibataire endurci", n'aspirant qu'à la tranquilité des parties de pêche dominicales et aux bons petits plats. Flic impuissant butant sur les indices et se remplissant scrupuleusement la panse dès qu'il en a l'occasion. Il piétine, Garand, il est las et il ingurgite comme un ogre. Il compense. Non seulement sa morne existence, mais aussi et de façon allégorique toutes celles de Nogent. Celui qui "suit les enquêtes plus qu'il ne les mène" joue moins le rôle de l'enquêteur que celui d'un miroir reflètant toutes les frustrations, les résignations et les maigres espoirs de la communauté. A la fois le bouffon objet de toutes les moqueries et l'oracle incapable de fournir des réponses.


La dimension théâtrale du récit se retrouve aussi dans la capacité de l'auteur à emprunter différents registres de langage en fonction des personnages, que ce soit le "franglais" du fils Garand, la solennelle et toute sarkozyste démagogie du préfet, les brèves de comptoir des avinés du coin, les monologues décousus de Mathieu (qu'on comprend vite être le fils de l'assassin) qui par ailleurs nous livrent des indices sur les mobiles du tueur.
Mobiles quelque peu tirés par les cheveux, il faut bien le dire (quand bien même ses motivations idéologiques renouvelleraient la figure stéréotypée du serial-killer), mais peu importe au final : comme avec Garand, on se situe davantage sur le terrain de la représentation symbolique que sur celui du fait criminel, et le coupable est moins un tueur en série que le bras vengeur d'une France qui se lève tôt, et qui s'abat sur les profiteurs, les paresseux, les parasites de tous poils.

Dans ce climat délétère et étouffant, la belle complicité entre Garand et son fils (un féru d'astronomie qui nous rappelle que si nous sommes tous dans le caniveau, certains d'entre nous regardent les étoiles, dixit Oscar Wilde) et la floraison d'amours naissantes ou renaissantes offrent quelques bouffées d'oxygène et d'espoir éparses.


Porté par la qualité de sa prose et de sa mise en scène, ce troisième roman* d'Olivier Bordaçarre vise juste et touche sa cible, malgré un propos parfois trop démonstratif. C'est d'ailleurs l'impression que j'en garderai : un jeu de claquettes stylé et fluide, mais parfois exécuté avec de gros sabots.




La France tranquille / Olivier Bordaçarre (Fayard Noir, 2011)

* Après Géométrie variable (2006) et Régime sec (2008 - une dystopie croisant plusieurs destins dans une France dirigée par un parti unique).
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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 13:22

Si vous êtes de fervents lecteurs ou collectionneurs de la Série Noire ancienne version (au format poche, j'entends), le nom de Robert Destanque vous est peut-être familier *. Inconnu au bataillon pour ma part, avant d'avoir Feedback entre les mains, recueil d'une douzaine d'histoires adossées à l'Histoire, de destins individuels aux trajectoires surprenantes, singulières, dramatiques le plus souvent.


Numeriser0001-copie-1.jpg"Il est des retournements dans la vie qui nous reviennent dessus à la manière d'un boomerang pour nous frapper dans le dos, et l'Histoire a la dent féroce lorsqu'elle s'inverse brusquement pour avancer à l'envers de nos rêves et nos espoirs." 

30 ans après la fin de la guerre, Sébastiano alias "Maria" part en Allemagne rencontrer ses demi-frères ; Florent Poujols, après un long exil africain, est contraint de rentrer en France pour une question de succession ; une femme profite d'accompagner son ancien combattant de père à une cérémonie militaire pour visiter en prison son indépendantiste de mari...

Sussex 1945, Canada 1981, Maroc 1978... Entre conflits mondiaux et coloniaux, temps de guerre et temps de paix, Destanque balade ses personnages sur la frise du XXème siècle, des gens ordinaires rattrapés par leur passé (Le Retour) ou confrontés à l'héritage familial (La Trace), généralement aux prises avec les ricochets et les balbutiements de l'Histoire, et dont la fuite en avant les ramène irrémédiablement à leur point de départ. D'autres, en butte à leur propre histoire, sont prisonniers d'une ancienne vie (L'Exclusion), d'une fausse image d'eux-mêmes (Le Défi) ou d'une vieille promesse (L'Inversion). Tous sont aiguillés par la culpabilité, le désir de conjurer le sort ou de réparer ce qui peut encore l'être, les pêchés du père ou leurs propres fautes. 


La plupart des récits nous sont racontés à travers le regard en biais d'un témoin plus ou moins direct des événements. Procédé quelque peu répétitif mais qui donne au recueil son unité de ton et qui n'empêche nullement l'auteur de déployer une large palette de situations et de personnages. Subtiles variations autour d'un même thème, ces douzes textes finement ciselés, polis, assemblés avec soin sont la marque d'un vrai talent d'artisan. C'est solide, sobre, soigné. Bref, du beau travail.

(C'est publié chez un micro-éditeur et vous aurez peu de chances de tomber dessus par hasard, aussi il vous faudra le commander chez votre libraire préféré ; si vous n'en avez pas, cherchez-le !, un bon libraire est chose précieuse, surtout en ces temps de surproduction éditoriale - oui, c'est une idée fixe chez moi)


Feedback / Robert Destanque (La Chambre d'échos, Bib. Noire, 2011)


 * Aveugle que veux-tu, Le serpent à lunette et Rapt-time ont été publiés en Série Noire (et Super noire) à la fin des années 70.  

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24 novembre 2011 4 24 /11 /novembre /2011 00:00

Sommes-nous maîtres de nos vies ou les simples jouets du destin, autrement dit du hasard ? Les choix, les rencontres, le jeu des circonstances forment de multiples combinaisons et d'infinies possibilités. C'est à ce petit jeu de prédiction - et si ? - que nous convie Hervé Commère, à travers un type ordinaire embringué (presque) malgré lui dans une histoire qui le dépasse.


Les-ronds-dans-l-eau.jpgRien ne prédisposait Yvan, jeune serveur de bar neurasthénique marinant depuis 6 ans dans son chagrin d'amour, à croiser la route de Jacques Trassard, "truand à l'ancienne" menant désormais une paisible retraite sur les bords de la Vilaine. Si ce n'est un cambriolage foireux et un malheureux concours de circonstances. 

Tout allait déjà mal dans la vie d'Yvan, jusqu'au jour où il découvre effaré que son ex, égérie d'une nouvelle émission de téléréalité, a décidé de lire à l'antenne les lettres d'amour qu'il lui avait envoyées. Ni une ni deux, il file en Bretagne, afin d'y récupérer son courrier du coeur et de sauver ce qui lui reste d'amour-propre.

Tout allait plutôt bien dans la vie de Jacques Trassard, jusqu'au jour où débarque chez lui une chroniqueuse judiciaire de renom venue lui tirer les vers du nez à propos d'une vieille histoire : quarante ans plus tôt, Trassard et quatre complices ont réalisé un fabuleux casse chez un mafieux de la cote est, avec à la clé un tableau de maître et une substancielle rançon. Le caïd ricain avait juré de se venger, les cinq compères se sont dispersés aux quatre vents et ont passé leur vie à regarder derrière eux.  


Une décision hasardeuse, un geste anodin, un fâcheux quiproquo, et les pires ennuis s'abattent sur le pauvre Yvan, tombé au mauvais endroit au mauvais moment et victime d'un "effet papillon". Si on suit avec un certain plaisir les mésaventures du personnage, on ne tremble guère, et Les ronds dans l'eau s'avère un thriller plus ludique qu'effrayant, avec gangsters pittoresques (et quelques scènes de violence que l'auteur semble introduire moins par conviction que par concession aux règles du genre), jeu de l'amour et du hasard et dénouement heureux : après avoir traversé moult épreuves, le post-adolescent falot, solitaire et apathique se sera mué en un homme volontaire, chanceux en amour et entouré d'amis - happy-end d'une légèreté rafraîchissante ou versant dans la sensiblerie, selon son humeur ou/et sa capacité d'attendrissement.

S'il manque un peu de mordant à mon goût, c'est un roman rondement mené malgré tout, 
avec son lot de péripéties et de ricochets, et doté d'une écriture fluide et sans esbrouffe. Au passage, Hervé Commère aurait peut-être dû se dispenser du rebondissement final, malgré la sympathie que nous inspire son facétieux démiurge...


Les ronds dans l'eau / Hervé Commère (Fleuve Noir, 2011)

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18 novembre 2011 5 18 /11 /novembre /2011 00:00
"L'important est d'être là, de bon matin, dans la nuit encore noire, hébétés de sommeil et d'angoisse dans la saleté d'une salle de classe, gentils gladiateurs sans cuirasse face aux bêtes féroces. Fais ton boulot et ferme ta gueule, débats-toi avec la saloperie culturelle, sociale, familiale, psychologique, psychiatrique parfois, judiciaire à la rigueur, et sois-en remercié par l'insulte des uns et le mépris des autres (...), ferme ta gueule et lève-toi, sois toujours fidèle au poste pour tenter de créer de jolies sculptures avec de la merde servie par pelletées à chaque jour de rentrée, toute cette merde à bien garder loin des rues tant qu'elle n'a pas atteint les seize ans d'âge."


Je-tue-les-enfants-francais--jpgL'enseignement est un sport de combat, nous dit Lisa, jeune professeure de collège. Tous les jours, partir au travail la peur au ventre. Affronter la meute, emmenée par Adrami et Malek, se coltiner des cohortes de "gentils médiocres", supporter les insultes, les crachats. Maintenir un semblant d'ordre et tenter d'enseigner. Compter les jours qui la séparent des prochaines vacances scolaires, du mois de juin, d'une hypothétique mutation.

Tel un soldat abandonné derrière les lignes ennemies, ou plutôt en plein no man's land, Lisa est prise en étau, entre d'un côté l'indifférence des collègues et l'incompétence de sa hiérarchie, de l'autre des élèves belliqueux et d'une bêtise crasse. Alors qu'elle croit encore un peu en la noblesse de sa mission, la mort de Samira, brillante et prometteuse élève, lui fera perdre ses dernières illusions.
Entretemps, les incidents se multiplient, les menaces se font plus précises, le danger croît.


Dans un style délié, une langue ni trop empesée ni trop familière, avec des mots qui font poids, Marie Neuser dit avec justesse toute la lassitude, l'écoeurement, l'angoisse, la détresse, la colère qui envahissent la jeune femme, jusqu'à former cette haine froide, inflexible, une haine lentement polie par les insultes et les affronts quotidiens.
  

Ce n'est pas un roman agréable, il ne vous fera pas passer un bon moment de lecture. Dénué de la moindre parcelle d'angélisme - "tout ce baratin sociologique à tendance marxiste qui tend à transformer les bourreaux en victimes" -, Je tue les enfants... fait une description sans tabous d'une institution scolaire en lambeaux, offrant une vision certes partiale, partielle de l'école et des élèves - des "parasites", des "merdes", des "imbéciles" - mais qui porte aussi en elle une réalité tangible et quelques douloureuses vérités. 

Marie Neuser signe un premier roman abouti*, dont la brièveté accentue encore l'impact, et duquel se dégage une tension palpable, graduelle, jusqu'à l'acte final, et ce geste terrible qui scelle à la fois la victoire de Lisa et la défaite de ses idéaux.
Saisissant.
      

Je tue les enfants français dans les jardins / Marie Neuser (L'Ecailler, 2011)

* ... et peut-être nourri par sa propre expérience : tout comme son héroïne, Marie Neuser occupe un poste de professeur d'italien dans un collège du sud de la France.
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11 novembre 2011 5 11 /11 /novembre /2011 00:00
Je n'ai guère de goût pour les commémorations nationales, encore moins pour la chose militaire. Néanmoins, je porte beaucoup d'intérêt à la guerre 14-18 ainsi qu'à la (vaste) littérature qui s'y rapporte, et le 11 novembre est une occasion pour moi d'évoquer cette période, à travers un roman, polar ou bande dessinée. Aujourd'hui : un Quadrige vif et profilé, par le regretté Frédéric Fajardie(1).
   

Quadrige.gifEn cette fin d'année 1923, Jean Hocquart, ancien combattant devenu correspondant parisien d'une feuille de chou radicale-socialiste, décide d'enquêter sur la mort suspecte du jeune Philippe Dasté, fils d'un député d'extrême-droite proche de l'Action française.

Gentleman solitaire, coeur noble et forte tête, Hocquart est un personnage "fajardien" par excellence, promenant sa longue silhouette, son panache et ses désillusions dans un monde chaotique.
Républicain par conviction, il se méfie des factions politiques - anarchistes, nationalistes - qui s'affrontent en cette période de troubles. Riche héritier d'une famille de banquiers, il dédaigne l'argent et les apparats de la bourgeoisie. Ancien officier, il a passé quatre années au fond des tranchées, ardent au combat, bon envers ses hommes. Il y a laissé son âme quand il aurait préféré y laisser la peau, et s'il croit encore et toujours à l'honneur, au devoir, à la fidélité, ces vertus servent son seul usage personnel. Profondément désabusé, fatigué de vivre, il envisage le suicide comme une délivrance, le point final d'une existence désormais dénuée de sens : "la guerre donnait à la vie une valeur que la vie ne confirmait pas une fois la guerre éloignée. C'était cela la revanche de la guerre : lui avoir si chèrement disputé quelque chose dont vous ne faisiez rien, une "vie normale" dont vous alliez crever." 


Avançant au gré des témoignages des proches et des informations glanées auprès d'un ancien frère d'armes entré à la Sûreté générale, l'intrigue proprement dite demeure cependant à l'arrière-plan du récit, laissant place aux pérégrinations et réflexions du "héros", dont les apartés (avec un curé, une femme de chambre ou sa propre mère) brossent peu à peu un portrait au vitriol de la France d'après-guerre(2) et de ses institutions. L'Eglise, la Famille, l'Etat ne sont plus que des coquilles vides, des idées caduques, des baumes inutiles. Hocquart n'espère plus rien ni des idéologies politiques, quelles qu'elles soient, ni de la Foi (surtout après cette "guerre d'expiation et de massacre rédempteur" - en ce sens presque un pêché de civilisation), ni même d'un amour maternel dont il n'aura jamais senti l'empreinte.

L'affaire criminelle ne révélera d'ailleurs aucun coupable, ne donnera lieu à aucune justice salvatrice : mort pour avoir voulu se libérer de l'étau paternel, le jeune Dasté est d'abord victime d'un ordre immuable, de "cette guerre voulue par les pères mais faite par les fils" que tente vainement de dénoncer Hocquart, qui malgré sa différence d'âge, de milieu, de sensibilité, retrouve une part de lui-même dans ce jeune homme intrépide et en rupture de ban familial.
Hocquart a beau découvrir ce qui s'est réellement passé, avoir mis à jour le crime d'Etat, le discours officiel, en dépit de son absurdité, aura  raison de la vérité et de son obstination. "Défait, il en voulait à la terre entière. Aux politiciens et aux généraux qui avaient suicidé son pays. Aux soldats, et lui le tout premier, qui n'avaient su dire collectivement "non" devant ce carnage."

Désespéré, prêt à mourir, cet homme de peu de foi - si ce n'est celle qu'il accorde à la beauté, la seule qui vaille, peut-être -, trouvera in extremis un sursis, un salut, par la grâce d'une danseuse de cabaret. Ainsi Fajardie, à défaut de récompenser son combat, lui laisse-t-il la vie sauve. Une vie entière. La vie et rien d'autre.


  
Quadrige / Frédéric Fajardie (La Table ronde, 1999 ; rééd. Folio, 2000)

(1) un site, assez complet, lui est consacré (http://fajardie.free.fr/).

(2) et de ce passé qui décidément passe si mal - "tout ce poids mort sur les épaules" -, un thème qu'on retrouve notamment dans Après la pluie et Tu ressembles à ma mort, qui se déroulent tous deux peu de temps après la Seconde Guerre mondiale.
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19 octobre 2011 3 19 /10 /octobre /2011 00:00
En cette nuit de novembre, tandis que les émeutes font rage depuis des mois dans les banlieues, provoquant des centaines de morts, les caciques du "Bloc", le parti d'extrême-droite, profitent d'une situation devenue incontrôlable et d'une majorité présidentielle aux abois pour négocier leur entrée au gouvernement. En quête de respectabilité, le Bloc est contraint de faire le ménage dans ses rangs : Stanko le fidèle homme de main sera donc sacrifié, avec l'assentiment de ses camarades et amis.

En cette nuit de novembre, Antoine veille, boit et se remémore. Sa jeunesse, cette haine au creux du bide qui le tenaille depuis toujours, la "famille" du Bloc, comment ils s'est nourri à son sein et "au sexe d'une fille", en l'occurrence Agnès Dorgelles, la Présidente du Bloc et fille du "Vieux". Repense à son vieil ami Stanko, pourchassé au même moment par les hommes qu'il a lui-même entraînés et qui, lui aussi, dans la chambre miteuse d'un hôtel borgne, repasse ses souvenirs en boucle.

   
Le-Bloc.jpg"Que s'est-il passé pour que l'extrême-droite réduite à groupuscule dans les années 70 dispose désormais d'un potentiel électoral important ? En d'autres termes : quelles sont les conséquences qui ont rendu possible la montée de l'extrême-droite ?", s'interroge le philosophe & sociologue Jean-Pierre Le Goff dans un récent et pertinent article (1).

Bien qu'il ne retrace pas une histoire circonstanciée du "Bloc"/Front National, Jérôme Leroy, par le biais du romanesque, répond en partie à cette question, d'une part en retraçant quelques épisodes ayant émaillé la vie du parti frontiste ces 30 dernières années - échecs et succès électoraux, scission, trahisons, coups fourrés, jusqu'au changement de facade personnifié par Marine Le Pen, ici "Agnès Dorgelles" -, d'autre part à travers le caractère même de ses personnages.

Le prolo et le bourgeois
Parmi d'autres (anciens barbouzes, cathos intégristes, cols blancs...) Stanko et Antoine dessinent une sociologie de l'extrême-droite. L'un est un fils d'immigré polonais ayant grandi dans le Nord alors ravagé par la désindustrialisation et le chômage, et qui a vu son père sombrer après la fermeture d'"Usinor". Une région en friche sur laquelle ont fertilisé les angoisses et le sentiment d'injustice d'une population déshéritée.
L'autre est un fils de bonne famille - des chrétiens-démocrates de la petite bourgeoisie rouennaise -, "pétri de haine pour un monde de conventions et d'hypocrisies" et devenu fasciste "par cynisme, lassitude, dandysme mal placé."
Fascistes par conviction ou par le biais des circonstances, l'un et l'autre incarnent également, chacun à leur manière, le basculement des classes populaires d'un parti communiste en pleine déliquescence vers un Front national devenu par ailleurs le "premier parti des ouvriers".

Manifestement, Leroy a mis beaucoup de lui-même chez Antoine : sa jeunesse à Rouen, l'enseignement, des éclectiques gôuts littéraires (les écrivains hussards, les classiques grecs, la poésie de René Char ou d'André Breton...)...
   
"Le monde d'avant"
Il lui prête aussi cette nostalgie qui imprègne si souvent ses textes. Nostalgie pour le "monde d'avant", celui des bistrots à l'ancienne, du doo-wop ou d'actrices oubliées, un monde d'avant les supermarchés, les bobos bien-pensants et de la victoire définitive de la société du spectacle.
Si cette Arcadie lointaine est chez Leroy celle de sa jeunesse et des rêves inentamés, elle représente plus largement une France forteresse/cathédrale/éternelle, pour Antoine et pour tous ceux qui, désorientés par les profondes mutations qui ont remodelé la société française au cours des dernières décennies
, ont trouvé dans l'extrême-droite un refuge idéologique et l'illusion d'une "permanence" sociale et culturelle.


Evitant le polar-tract anti-fasciste comme les discours moralisateurs, Jérôme Leroy livre un roman noir et politique d'excellente tenue, dans une ambiance de fin du monde (2), habilement construit autour d'une double narration - on passe du "je" au "tu" - et d'une paire de salauds ordinaires dont le lecteur partage pendant quelques heures l'intimité, témoin d'un amour fou et d'une grande amitié. Pour faire court : ce bloc est un monceau de saloperies auréolé de grâce.
Tout au plus peut-on regretter un dénouement un peu trop théâtral, même s'il sied au registre tragique qu'emprunte le roman (et souligné par l'unité de temps et de lieu).

Tout en fouillant les tripes de la "bête immonde", Le Bloc pourfend également une gauche "gorgée de bonne conscience" et dont la stratégie d'évitement a aussi fait le lit de l'extrême-droite.

On pouvait se dire après tout ça que le "franc-penseur" Leroy allait recevoir une médiatique volée de bois vert (ou rose...). Or, à part peut-être quelques silences réprobateurs, il recueille de nombreux suffrages. Pour mémoire, et pour rendre à César..., le Fasciste de Thierry Marignac (paru à la fin des années 80, il racontait déjà, à la première personne, l'odyssée d'un militant d'extrême-droite) avait eu droit à moins d'égards.
 


Le Bloc / Jérôme Leroy (Gallimard, Série Noire, 2011)


(1) "Le syndrôme du Front National, genêse d'une ascension", dans le dernier numéro de la revue Le Débat. Revue un brin austère, mais je vous recommande vivement la lecture de l'article.

(2) c'est un thème récurrent chez Leroy - voir Monnaie bleue, La minute prescrite avant l'assaut ou encore Le déclenchement muet des opérations.
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12 octobre 2011 3 12 /10 /octobre /2011 00:00

S'inspirant de Manchette et de son fameux Nada, critique néo-polardeuse désabusée du terrorisme d'ultra-gauche période seventies, Pierre Brasseur situe son roman à "la conjonction de plusieurs phénomènes dans le ciel de ces années 2009-2011: Tarnac (1) en Sarkozy, ascendant crise économique", et se propose de répondre à la question suivante : "Si des énervés d'ultra-gauche passaient réellement à l'action, comment agiraient-ils ? D'où viendraient-ils ?" (2)
 

Je suis un terroristeTrois trentenaires - Raoul, Guillaume, Maude - tournent en rond dans les cercles anars et les rues de Nancy la morne, jusqu'au jour où ils décident de prendre les choses en main, autrement dit les armes, et de zigouiller quelques patrons du Medef de passage en ville.

Qui sont-ils ? Un gardien de nuit alcoolo, un intello déclassé, une chômeuse. Trois précaires, sans réelles perspectives d'avenir et en butte à "la société", trois minables confinés - et se complaisant - dans un "vide quotidien", passant leur temps à picoler et repeindre le monde de leurs idéaux post-adolescents.

Ce qui les pousse à agir ? Leur mal-être existenciel, leurs frustrations et leur échecs successifs (à être publié, à devenir photographe...), davantage que leurs vélléités révolutionnaires. Hormis Raoul - jusqu'à un certain point -, ils sont d'ailleurs dénués d'une conscience politique véritablement élaborée, et leurs revendications sont truffées d'expressions toutes faites, des raccourcis de pensée.
Leur passage à la lutte armée les fera basculer dans un abîme d'ultra-violence cathartique, révélant au passage l'inanité de leur rébellion.


Tandis que les trois compères se laissent aller à une violence désordonnée, ce sera Maude - pourtant la plus résolue, la plus farouche - qui (dans des circonstances assez peu convaincantes par ailleurs) laissera tomber ses camarades, incapable de garder la tête froide. Comble d'ironie, sa fuite, comme les vélléités révolutionnaires du groupe, vont être instrumentalisées : après avoir mis hors d'état de nuire les "terroristes", quelques messieurs du gouvernement finissent par retirer un bénéfice politique de l'affaire (et comme dans Nada, le flic chargé de l'enqûete est téléguidé par ses supérieurs).
Au final, ceux qui voulaient "répandre la terreur" et réveiller le citoyen apathique n'ont fait que conforter le pouvoir en place. Les grands soirs ont définitivement fait place aux petits matins blêmes des zones pavillonaires, et l'obsession anti-gauchiste des gouvernants, confinant au ridicule, est aussi vaine que le fantasme des "lendemains qui chantent".


Racontant l'histoire a posteriori - tout est joué, et perdu, d'avance -, Pierre Brasseur privilégie le plus souvent le factuel à l'introspectif, ce qui ne l'empêche pas de donner accès aux sentiments et émotions des personnages, de faire preuve d'ironie ou de compassion à leur égard (sans toutefois se poser en juge ni en caution morale), voire d'interpeller le lecteur (3). Cela dit : en gardant une seule et même focale - un exposé distancié des événements - le récit aurait été, à mon sens, plus fort, plus incisif.


"Le roman noir est aussi caractérisé par l’absence ou la débilité de la lutte des classes, et son remplacement par l’action individuelle (d'ailleurs nécessairement désespérée), disait Jean-Patrick Manchette. Violente chronique sociale d'une jeunesse marginale (-isée ?) et d'une révolte impuissante, Je suis un terroriste, sans prétendre à égaler Nada, mérite amplement qu'on s'y arrête.


Je suis un terroriste / Pierre Brasseur (Après la lune, 2011)



* Store dark and cool : mention indiquée sur les canettes de "8,6", (que s'enfilent volontiers les personnages du roman) bière bon marché et suffisamment alcoolisée pour vous faire oublier, au moins momentanément, que vous êtes en train de zoner depuis des heures devant une put*** de gare RER...

(1) rappelez-vous, l'affaire Tarnac, l'arrestation de Julien Coupat, le climat paranoïaque ambiant...

(2) cf le blog consacré au roman.

(3) contrairement à ce que suggèrent la 4ème de couverture et une partie des chroniqueurs, Je suis un terroriste n'est pas un roman "comportementaliste", terme employé souvent à tort et à travers. Les romans noirs purement behavioristes sont d'ailleurs assez rares - beaucoup (américains) datant même des années 20 & 30.

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21 septembre 2011 3 21 /09 /septembre /2011 00:00

En villégiature dans les Alpes italiennes, la commissaire Simona Tavianello s'apprête à gâcher ses vacances et celles de son questeur de mari, embringuée malgré elle au milieu d'une bataille opposant un échantillon d'écolos radicaux à une entreprise de bio-technologie, accusée de décimer les colonies d'abeilles de la vallée, victimes du Colony collapse disorder (1).

La disparition soudaine...« Si l’abeille disparaissait de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre ». Que le présage soit ou non d'Albert Einstein, les abeilles ont un rôle primordial au sein de l'écosystème. Afin de vous épargner de brillantes mais néanmoins fastidieuses explications scientifiques (sic), je résumerais les choses ainsi (bien pratique, les syllogismes...) :
L'homme a besoin des plantes pour vivre
Les plantes ont besoin des abeilles pour les féconder

[donc] L'homme a besoin des abeilles.


A défaut d'échapper à la caricature - bons écologistes d'un côté et industriels cupides et pollueurs de l'autre (encore que Monsanto, pour ne prendre que cet exemple, est en soi une caricature) -, Quadruppani pose avec raison la question de la marchandisation du vivant et de l'éthique technologique, dans un monde où la recherche du profit supplante bien souvent l'intérêt commun, égratignant au passage les excès de la politique anti-"éco-terroriste" et la collusion Etat/multinationales.

Sa réponse est plutôt cocasse et (Attention ! éloignez les enfants, prévenez le Medef, chaussez vos tongs UMP...) discrètement subversive, à moins de ne pas distinguer l'allégorie de l'abeille ouvrière désertant la ruche et laissant la reine en plan...


On pourrait rétorquer qu'avant d'étaler ses théories politico-économico-gauchisantes, un roman se doit d'abord d'être bien écrit
. Ca tombe bien, il l'est, et mêle agréablement légèreté de ton et sujet de fond. D'une prose fluide et sinueuse que d'aucuns trouveront aprêtée, d'autres simplement élégante : reste qu'on ne trouve pas à tous les coins de gondoles un auteur capable de manier l'ironie ou l'anastrophe (je viens de m'abonner à Figures de style magazine) avec autant d'aisance.

Ajoutez encore
une bonne dose d'hédonisme (l'amour de la bonne chair et des rondeurs féminines) un soupçon de libertinage et une jolie brochette de personnages secondaires, ingrédients déjà généreusement présents dans Saturne, premier volet des aventures de la Tavianello (2).
En parlant de tête de gondole, rappelons au passage - ça ne coûte rien - qu'il n'est pas interdit de réfléchir lorsqu'on lit un polar, en plus de se divertir.


La disparition soudaine des ouvrières / Serge Quadruppani (Ed. du Masque, 2011)



(1) ou "syndrôme d'effondrement des colonies d'abeilles", phénomène encore inexpliqué et d'ampleur endémique qui ne laisse pas d'inquiéter la communauté scientifique. Mr Wikipédia vous fournira volontiers quelques renseignements de base, ici.

(2) les séances gastronomiques ou les revigorantes disputes conjugales de Simona rappellent évidemment celles de Montalbano, le personnage de Camilleri dont Quadruppani est le traducteur en France.

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14 juin 2011 2 14 /06 /juin /2011 00:00

On rentre dans le roman comme on monte sur le ring : Sporting de Juvisy, George "le Mur" s'en prend plein la gueule et rend tout ce qu'il peut. "Mal aux bras. Manque de souffle. Et l'autre qui respire comme une loco". Dix pages de combat, les phrases claquent, cognent, vous acculent dans les cordes. Au bout, une victoire à la Pyrrhus contre un gamin de 20 ans, contre le temps enfui et la jeunesse révolue - métaphore de tout ce qui va suivre. 
   
CouvMurKabyleMarinC'est une histoire en deux temps, à un demi-siècle de distance, autour d'un trio de personnages* : George, flic municipal et boxeur au bout du rouleau ; Verini, jeune appelé de la Guerre d'Algérie envoyé dans un DOP près d'Orléansville ("détachement opérationnel de protection", en clair un centre de rétention où l'on torture les "fells") où il rencontre  Rachid le "Kabyle", et noue avec lui une impossible amitié.

C'est l'histoire d'une sale guerre racontée à hauteur d'homme, celle d'un soldat réfractaire qui refuse de "descendre à la cave" mais ne peut ignorer les cris qui s'en échappent et le poursuivront tout au long d'une vie d'errance.

C'est l'histoire d'un passé qui remonte à la surface, cinquante ans plus tard : les trois hommes, réunis par les circonstances (mais chacun naviguant à vue dans sa propre solitude) ont affaire à des flics véreux et d'anciens partisans de l'Algérie française, hommes d'influence ayant rejoint le cocon de l'extrême-droite après l'Indépendance.


Au-delà de la Guerre d'Algérie et des exactions de l'armée française, il est surtout question de la continuité de l'Histoire (le récit de Verini, au présent, marque la proximité temporelle, et donc l'influence des événements) et du rapport au passé. Un passé qui n'en finit pas de mourir, de ranimer la peur et les rancoeurs, d'imprimer ses silences et ses malentendus sur les souvenirs des survivants, partagés entre mémoire et oubli - auxquels renvoie symboliquement l'épisode amnésique de George. Ce dernier est d'ailleurs pressé à plusieurs reprises de choisir son camp : Verini ou Rachid, refoulement ou réminiscence, clémence ou vengeance. 

Au bout du périple, Rachid et Verini, les deux ennemis intimes, feront face à leurs démons, sous les traits d'un vieillard impotent et pathétique. A défaut de revenir en arrière et d'"équilibrer les comptes" comme l'exigeait vainement le Kabyle, ils trouveront (enfin) l'espoir d'une paix partagée.
    
   
Le lecteur, lui, trouvera ce qui se fait mieux actuellement dans le roman noir français, avec quelques autres. Justesse du ton et maîtrise narrative : Le Mur, le Kabyle et le Marin (drôle de fable) est aussi le plus abouti des romans d'Antonin Varenne - le plus personnel également ("à Pascal Varenne, mon père, dont le témoignage et les confidences ont de peu précédé la mort"), ce qui n'est sûrement pas étranger à l'émotion qui s'en dégage.


Le Mur, le Kabyle et le Marin / Antonin Varenne (Viviane Hamy, Chemins nocturnes, 2011)

* Antonin Varenne affectionne les trios, on dirait - voir Fakirs et Le gâteau mexicain.

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