Très éloigné des enquêtes islandaises du commissaire Erlendur qui ont fait la renommée de l'auteur, Betty tient presque exclusivement de l'exercice de style, une variante autour de deux amants diaboliques et d'un mari gênant - un riche armateur, ici. La citation tirée du Facteur sonne toujours deux fois, placée en exergue du roman, annonce d'ailleurs la couleur : Indridason reprend la trame(1) (tout en la revisitant) ainsi que le schéma narratif (2) du chef d'oeuvre de James Cain :
"Comment la situation a pu en arriver là ?", s'interroge sans cesse le narrateur du fond de sa cellule, qui remonte le fil des événements, reconstitue l'enchaînement des faits, essayant vainement de fixer cet instant décisif où tout a dérapé, ce moment où l'idée du meurtre a véritablement pris corps dans son esprit, ou plutôt dans celui de sa maîtresse.
Contrairement au roman de Cain, ce n'est pas un destin arbitraire qui scelle le sort des personnages ici, mais une machination, un écheveau de ruses et de faux-semblants orchestrés par Bettý, sublime, ensorcelante et perverse Bettý, qui rejoint ainsi le long cortège des femmes fatales du roman noir.
De son côté, le narrateur, à la fois complice et bouc-émissaire d'une histoire qui le dépasse, comprendra trop tard qu'il a été manipulé, victime aussi de ses propres faiblesses et de sa naïveté. Et même à ce moment-là, malgré tout ce qui s'est passé, la trahison et l'abandon, il est incapable de se libérer de l'emprise de Bettý, du doux et douloureux souvenir de Bettý, bien plus prégnant que les murs d'une prison - "Comme elle me manque ! Comme ils me manquent ses doux baisers sur mon corps. Ô, Bettý...".
A la fois plaisant et convaincant, ce polar à la manière de s'offre même une pointe d'originalité : à mi-roman Indridason introduit dans cette classique recette de passion et d'appât du gain un ingrédient de son cru. Un "twist" comme disent les anglo-saxons, qui sans renverser la perspective du récit, l'éclaire d'un jour nouveau et mystifie littéralement le lecteur. Un petit tour de force, dont le mérite revient également à la performance... oulipienne du traducteur.
Pour finir, Bettý est un court roman qui va à l'essentiel, sobre et sans afféterie. La force du drame se suffit à elle-même, Indridason l'a bien compris.
Bettý / Arnaldur Indridason (Bettý, 2003, trad. de l'islandais par Patrick Cuelpa. Métailié, Noir, 2011)
(1) on trouve d'autres ressemblances, plus anecdotiques, entre les deux romans : les circonstances du meurtres, les prénoms exclusivement en -a (Sylvia, Stella, Minerva...) rappelant la Cora du Facteur... D'autres m'ont peut-être échappé.
(2) le protagoniste qui raconte a posteriori les circonstances tragiques qui l'ont mené en prison (ou au pied de l'échafaud) se retrouve dans de nombreux "récits-aveux" à partir des années 50, par exemple On achève bien les chevaux d'Horace McCoy ou Noires sont les ailes de mon ange d'Elliott Chaze. Plus près de nous, Thomas Cook utilise le même procédé dans Les liens du sang. Si vous en avez d'autres en tête...