...un blog consacré au polar en général et au roman noir en particulier. Yann Le Tumelin
"Que voulez-vous savoir d'autre ?
- J'ai cru comprendre qu'on le suspectait d'avoir des idées de gauche.
- Aujourd'hui la moitié du pays en est suspectée.
- Et vous ?"
Dégoter du bon polar dans l'énorme production éditoriale revient parfois à trouver L'aiguille dans la botte de foin. L'argentin Ernesto Mallo nous facilite le boulot avec ce bien nommé premier roman qui en annonce d'autres, nous dit-on sur la quatrième de couverture. J'en salive déjà.
Pas facile d'être un flic intègre à Buenos Aires sous le régime Videla, alors que les militaires contrôlent le pays et pourchassent, torturent et assassinent sans vergogne des milliers d'opposants politiques. Nous sommes en Argentine à la fin des années 70 et la "guerre sale" bat son plein.
Lascano "Pero" - le "chien", le flair - n'est ni un justicier ni un preux chevalier, mais un simple enquêteur qui veut simplement bien faire son job, dans lequel il s'investit corps et âme depuis la mort de sa femme, un an plus tôt, qui ne cesse de le hanter.
On l'appelle un matin, après qu'un passant ait signalé deux cadavres abandonnés dans un recoin de la ville. Quand Lascano arrive sur place, ils sont trois : deux jeunes ayant reçu plusieurs balles dans la tête - la signature des militaires - et un homme plus âgé, bien vêtu, blessé à l'abdomen. Ça ne colle pas. S'il ne peut rendre justice aux deux premières, Lascano tient à remonter la piste de la troisième victime.
Si la mécanique de l'enquête est bien huilée, la résolution de l'intrigue n'en est pas moins secondaire, occupant l'arrière-plan d'un tableau bien plus grand : l'Argentine sous dictature militaire, où règne une politique de terreur et de répression instaurée par l'Etat contre ce qu'il nomme vaguement "la subversion". Rafles, exécutions sommaires, cadavres abandonnés et anonymes, disparus dont on ne retrouvera jamais les corps.
Au milieu de ce chaos et des raclures en tous genres, Mallo met en scène une paire de personnages absolument magnifiques et particulièrement touchants. Et malgré les morts, les injustices et la peur permanente qui suinte de ces pages, on s'efforce de vivre malgré tout, de célébrer l'amitié, la complicité, de faire l'amour et, pourquoi pas, d'espérer.
Mais ce qui m'a particulièrement saisi dans ce roman, c'est l'impression qu'il donne d'avoir été écrit pendant les événements, si bien qu'on ne ressent à aucun moment "l'a posteriori" du récit, l'empreinte du recul historique. C'est peut-être dû à l'empathie d'Ernesto Mallo pour ses personnages, qui donne à son texte une force d'évocation assez incroyable.
S'il ne se prive pas d'une réflexion politique, il n'essaye pas non plus de dresser un panorama précis et objectif de la situation, ni de décortiquer les rouages de la barbarie. Non, il nous plonge tête la première dans ce quotidien de peur, de suspicion et de violence irrationnelle. C'est oppressant, révoltant, et donc parfaitement restitué. C'est difficile à exprimer, mais on en garde comme une impression de vérité brute.
Voilà un bon et beau roman noir, relevé à la sauce hard-boiled mais gardant une fibre toute latine, entre sensualité et mélancolie.
Vous m'avez compris, inutile de chercher plus loin l'aiguille dans la botte de foin.
L'aiguille dans la botte de foin / Ernesto Mallo (La aguja en el pajar, trad. de l'espagnol (Argentine) par Olivier Hamilton. Rivages/Noir, 2009)