...un blog consacré au polar en général et au roman noir en particulier. Yann Le Tumelin
Mille sept cent quarante neuf...
1749... C'est le nombre de romans policiers parus l'année dernière ! Ce qui représente une augmentation de près de 11% par rapport à 2007, quand la production globale augmente de 5,3% et celle de la littérature (jeunesse comprise) de 7%.
D'accord, il ne s'agit pas que de nouveautés*, mais tout de même ! Depuis les années 90, on observe, chaque année, une nette hausse des publications. 471 parutions en 1994, 1729 en 2001, un pic. Record battu en 2008 donc. Une explosion de titres due notamment au succès du genre auprès du public, à l'augmentation du nombre d'éditeurs ainsi qu'à la diminution des coûts de fabrication et d'impression.
C'est simple : 1 roman édité sur 5 est un polar. Pour ce qui est des ventes, ce serait plutôt 1 sur 4. Un dernier chiffre : sur les 50 meilleurs ventes de romans en 2008, 16 sont des polars (et surtout des thrillers).
De quoi attiser l'intérêt des maisons d'édition. Certaines qui n'avaient aucune tradition de polar se mettent subitement à en publier, se contentant la plupart du temps de traduire des thrillers anglo-saxons bien sanglants. Du "gros qui tâche". D'autres portent un intérêt réel au genre et font un véritable travail de prospection. Pas toujours simple de les distinguer pour le profane...
Nouveaux éditeurs, nouvelles collections, offre éditoriale riche et variée (parfois avariée, aussi). On peut s'en féliciter bien-sûr : le polar a gagné en légitimité et remporte un vif succès.
©Ramor
Maquis éditorial
La surproduction a cependant des effets pervers, notamment un problème de lisibilité de l'offre, par un turn-over implacable sur les tables des libraires et une "espérance de vie" des nouveautés de plus en plus courte. Un livre a donc moins de chance de "trouver" son public, d'autant plus que le tirage moyen, lui, diminue.
Plus globalement, elle entraîne aussi des logiques de concentration éditoriale : les grands groupes gardent la main pour racheter des auteurs ou des droits de traduction, souvent à des tarifs exorbitants et en tout cas dissuasifs pour n'importe quelle petite structure.
D'autre part, voilà un secteur florissant et donc sensible aux logiques de marché et à certaines "recettes narratives" sensées répondre aux attentes du public. Le risque étant l'émergence d'une littérature calibrée et "molle".
Pour résumer, la surproduction entraîne surtout du "plus" et pas forcément du "mieux".
* ce chiffre comprend les nouveautés, mais aussi les nouvelles éditions revues et augmentées, et les rééditions en poche (sources : Livres-hebdo)
Pour que ce billet ne soit pas seulement une litanie de chiffres et de concepts austères, j'ai demandé à un libraire de me donner son point de vue sur la question, son ressenti.
Un grand merci à Christophe Dupuis, de la librairie Entre-Deux-Noirs, spécialisée dans le polar, qui m'a répondu de fort belle manière ! Voici son papier :
"Ha, cette avalanche de livres qui encombrent les rayons, quelle triste vie… Pour beaucoup, ça fait partie du jeu (il serait vraiment temps de remettre ce foutu circuit du livre à plat), pour le libraire, c’est l’enfer… que ce soit au niveau de la place ou à celui de sa trésorerie…
La surproduction éditoriale touche tous les secteurs de l’édition (pour vous en convaincre, prenez le sujet le plus pointu auquel vous pensez et regardez combien de livres sont sortis dessus en 2008) et le polar en fait les frais actuellement. C’est pas dur à comprendre, dès qu’un secteur marche bien, les éditeurs s’y engouffrent (souvent avec une méconnaissance assez surprenante).
Alors, le polar et la surproduction, comment ça marche ? Pour nous, ça va, merci (enfin tout n’est pas rose, mais au moins on a réussi à fermer le robinet des nouveautés). On résiste de notre côté en refusant les offices (les nouveautés en vrac que vous envoient les éditeurs) et en travaillant bien avec nos représentants (des gens de qualité, qui connaissent leur métier, qui savent de quoi ils parlent… ce qui se perd de plus en plus – je n’ose pas imaginer ce qui va m’arriver le jour où mon repré de chez Gallimard partira). Ce qui fait qu’on prend peu de titres (un tri drastique pourrait-on dire), mais en connaissance de cause et en sachant qu’on pourra les défendre. C’est plus dur comme métier, faut chercher l’information et lire les livres qu’on veut vendre pour être à même d’en parler… mais quitte à peu gagner d’argent, autant se faire plaisir…
En plus, on ne court pas après la nouveauté, on ne vend que ce qu’on aime et quand on aime, on ne compte pas. Pour exemple, le magnifique “Le feu sur la montagne“, d’Edward Abbey, paru chez Gallmeister en janvier 2008, est resté sur notre table toute l’année. C’est ça, à mon avis être libraire aujourd’hui. Poser sa patte sur sa librairie, faire des choix, les assumer et essayer de présenter des rayons qui ressemblent à quelque chose… Car sinon, à quoi bon faire ce métier. Etre un “pousse-livre“ ? recevoir des tonnes de livres dont on ne sait que faire ? qu’on ne sait où ranger ? qu’on vire des tables tous les mois car les nouveautés suivantes arrivent ? courir après les opérations commerciales qu’on voit dans toutes les librairies au même moment ? vérifier la liste des best seller des journaux pour savoir que vendre ? N’avoir que des produits calibrés susceptibles de plaire au fameux client moyen ? stop, stop, stop… C’est pas comme ça qu’on voit le métier à la librairie.
Et n’y voyez aucun sentiment de supériorité, d’élitisme ou de snobisme (j’anticipe car depuis 9 ans que je fais ça, j’en ai entendu de toutes les couleurs), c’est juste ma conception de la librairie. Il y a plus de 62 000 livres (tous secteurs confondus, of course) qui sont sortis l’année dernière et je ne sais combien de polars (les statistiques sont trop déprimantes). Notre idée c’est juste défendre des titres qu’on aime et tenter de les faire lire au lecteur. C’est pas toujours facile : il y a un très bon papier sur ce site sur “La confrérie des mutilés“, magnifique livre, mais il faut trouver le lecteur… on cherche, on cherche et ça fait partie des livres qui, je trouve, résument bien notre engagement à la librairie."