4 novembre 2011
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"Pensez à du Virginia Woolf avec cadavres et poursuites de bagnoles..."
Récemment sorti en salles, primé au dernier Festival de Cannes, Drive a bénéficié de nombreux papiers (élogieux, pour la plupart), sans que le nom de James Sallis soit beaucoup cité, par ailleurs. Le film donne en tout cas l'occasion de lire le roman, de le relire même, afin d'en saisir toutes les subtilités.
Dédié à quelques figures tutélaires - Donald Westlake, Ed McBain et Lawrence Block -, et alors même que la brièveté et l'apparente simplicité du récit incitent à le lire comme tel, Drive déborde amplement du cadre étroit de l'exercice de style, aussi brillant soit-il.
"Le Chauffeur" est cascadeur pour le cinéma et loue occasionnellement ses services à des braqueurs. "Je ne participe pas, je ne connais personne, je ne porte pas d'armes. Je conduis, c'est tout ", prévient-il. Un casse qui tourne mal va forcer le à sortir de sa réserve et à affronter - violemment - ceux qui l'ont doublé.
Elliptique, épuré, ascétique, Drive tient en quelques 170 pages, où compte chaque mot, chaque phrase, chaque passage à la ligne. Rien à ajouter, rien à retrancher.
Alors que le roman de casse fait habituellement la part belle à l'action, et décrit avec minutie la mécanique d'un audacieux cambriolage et son corollaire, le fameux grain de sable, Sallis s'en préoccupe assez peu ; l'essentiel du roman est ailleurs, sous-jacent, presque dérobé, niché dans les digressions d'un texte construit comme une sorte d'origami temporel, une succession d'analepses et prolepses savamment imbriquées et d'une grande fluidité.
C'est dans ces replis narratifs qu'apparait en filigrane le portrait d'une Amérique désenchantée, ayant troqué ses mythes fondateurs pour des rêves manufacturés et aliénants. Le temps de la Conquête révolu, la dernière Frontière conquise, que reste-t-il ? La publicité, la culture de masse, les émissions de radio et de télé débilitantes, le cirque médiatique, la bouffe, une profusion de biens de consommation (les objets occupent une place importante dans le roman) et tout un "un musée de la culture américaine en miniature, une capsule temporelle éventrée - emballages de hamburgers et de tacos, canettes de bières et de sodas, préservatifs emmêlés, pages de magazines, vêtements...".
Quant à la liberté et la recherche du bonheur, valeurs fondamentales gravées dans la Constitution américaine, elle n'ont plus pour réceptacle qu'un fauteuil design inconfortable, une assiette débordante de nourriture ou une table en kit : le Chauffeur se souvient du jour où sa mère, excitée comme un enfant devant un sapin de Noël, ouvre le paquet contenant la table en kit tant convoitée et commandée par correspondance, avant d'éclater en sanglots, malade de frustration, devant cet "objet branlant, hideux, bas de gamme." "Elle avait l'air tellement jolie sur le catalogue. Tellement jolie. Pas du tout comme ça."
"L'histoire de l'Amérique est avant tout celle d'une frontière qui recule. Si on la repousse jusqu'à son extrême-limite, comme c'est le cas ici, au bout du monde, il ne reste rien, le serpent commence à se bouffer la queue."
Le bout du monde, en l'occurrence, c'est la Californie et Los Angeles, no man's land dont nous sillonnons l'arrière-boutique - bretelles d'autoroutes, zones commerciales, motels crasseux - en compagnie d'un solitaire monadique dont nous ne savons pas grand-chose, hormis quelques indices biographiques jetés ici et là.
Enfant placé dans une famille d'accueil après qu'un couteau à pain ait tracé une soudaine trajectoire main maternelle/gorge paternelle, l'anonyme Chauffeur est d'abord un être seul, un exilé volontaire en marge du monde et d'une époque vulgaire, dont l'isolement est encore accentué par les morts successives de ses (rares et marginaux) amis - Doc, Shannon, Irina... - et de sa mère, dernier chaînon qui le reliait à son passé. Lui aussi, d'ailleurs, par son manque d'empathie et sa propension à la violence, risque de cotoyer un jour ce "non-monde abstrait, sous-atmosphérique où sa mère s'est consumée à petit feu".
Ultime clin d'oeil de cette Amérique mythifiée, statufiée et craquelante, le duel final, à la sauce western urbain, oppose le taiseux Chauffeur au desperado Bernie Rose, l'homme venu de l'Est à travers les "étendues sauvages". Bernie perd, son corps est jeté à la mer - "De l'eau nous sommes venus. A l'eau nous retournerons" en guise d'épitaphe, pourrait être celle des premiers colons.
I'm a poor lonesome cow-boy, peut alors susurrer le Chauffeur sur son fier destrier mécanique - les chevaux sont désormais sous le capot -, même s'il ne mène plus nulle part si ce n'est sur un plateau de tournage d'Hollywood, ultime et factice machine à rêves. "Relâchant l'embrayage, il sortit du parking de la plage pour s'engager dans la rue et pénétrer de nouveau dans le monde dont il avait atteint l'extrémité - moteur ronronnant en dessous de lui, clair de lune au-dessus, centaines et centaines de kilomètres à l'horizon."
Et puis ? Et puis rouler, aller sans but véritable, seulement en quête d'un peu de paix et d'éphémères instants de grâce, de ces "parcelles brillantes".
Eloge de la forme brève, remarquable d'intelligence et de finesse, Drive est une bonne entrée en matière pour faire connaissance avec James Sallis. Considéré parfois comme une parenthèse dans son oeuvre, il est peut-être, au contraire, son roman le plus personnel - "Le Chauffeur, c'est moi" (© Flaubert).
Drive / James Sallis (Drive, 2005, trad. de l'américain par Isabelle Maillet. Rivages/Noir, 2006, rééd. 2011)
Récemment sorti en salles, primé au dernier Festival de Cannes, Drive a bénéficié de nombreux papiers (élogieux, pour la plupart), sans que le nom de James Sallis soit beaucoup cité, par ailleurs. Le film donne en tout cas l'occasion de lire le roman, de le relire même, afin d'en saisir toutes les subtilités.
Dédié à quelques figures tutélaires - Donald Westlake, Ed McBain et Lawrence Block -, et alors même que la brièveté et l'apparente simplicité du récit incitent à le lire comme tel, Drive déborde amplement du cadre étroit de l'exercice de style, aussi brillant soit-il.
"Le Chauffeur" est cascadeur pour le cinéma et loue occasionnellement ses services à des braqueurs. "Je ne participe pas, je ne connais personne, je ne porte pas d'armes. Je conduis, c'est tout ", prévient-il. Un casse qui tourne mal va forcer le à sortir de sa réserve et à affronter - violemment - ceux qui l'ont doublé.
Elliptique, épuré, ascétique, Drive tient en quelques 170 pages, où compte chaque mot, chaque phrase, chaque passage à la ligne. Rien à ajouter, rien à retrancher.
Alors que le roman de casse fait habituellement la part belle à l'action, et décrit avec minutie la mécanique d'un audacieux cambriolage et son corollaire, le fameux grain de sable, Sallis s'en préoccupe assez peu ; l'essentiel du roman est ailleurs, sous-jacent, presque dérobé, niché dans les digressions d'un texte construit comme une sorte d'origami temporel, une succession d'analepses et prolepses savamment imbriquées et d'une grande fluidité.
C'est dans ces replis narratifs qu'apparait en filigrane le portrait d'une Amérique désenchantée, ayant troqué ses mythes fondateurs pour des rêves manufacturés et aliénants. Le temps de la Conquête révolu, la dernière Frontière conquise, que reste-t-il ? La publicité, la culture de masse, les émissions de radio et de télé débilitantes, le cirque médiatique, la bouffe, une profusion de biens de consommation (les objets occupent une place importante dans le roman) et tout un "un musée de la culture américaine en miniature, une capsule temporelle éventrée - emballages de hamburgers et de tacos, canettes de bières et de sodas, préservatifs emmêlés, pages de magazines, vêtements...".
Quant à la liberté et la recherche du bonheur, valeurs fondamentales gravées dans la Constitution américaine, elle n'ont plus pour réceptacle qu'un fauteuil design inconfortable, une assiette débordante de nourriture ou une table en kit : le Chauffeur se souvient du jour où sa mère, excitée comme un enfant devant un sapin de Noël, ouvre le paquet contenant la table en kit tant convoitée et commandée par correspondance, avant d'éclater en sanglots, malade de frustration, devant cet "objet branlant, hideux, bas de gamme." "Elle avait l'air tellement jolie sur le catalogue. Tellement jolie. Pas du tout comme ça."
"L'histoire de l'Amérique est avant tout celle d'une frontière qui recule. Si on la repousse jusqu'à son extrême-limite, comme c'est le cas ici, au bout du monde, il ne reste rien, le serpent commence à se bouffer la queue."
Le bout du monde, en l'occurrence, c'est la Californie et Los Angeles, no man's land dont nous sillonnons l'arrière-boutique - bretelles d'autoroutes, zones commerciales, motels crasseux - en compagnie d'un solitaire monadique dont nous ne savons pas grand-chose, hormis quelques indices biographiques jetés ici et là.
Enfant placé dans une famille d'accueil après qu'un couteau à pain ait tracé une soudaine trajectoire main maternelle/gorge paternelle, l'anonyme Chauffeur est d'abord un être seul, un exilé volontaire en marge du monde et d'une époque vulgaire, dont l'isolement est encore accentué par les morts successives de ses (rares et marginaux) amis - Doc, Shannon, Irina... - et de sa mère, dernier chaînon qui le reliait à son passé. Lui aussi, d'ailleurs, par son manque d'empathie et sa propension à la violence, risque de cotoyer un jour ce "non-monde abstrait, sous-atmosphérique où sa mère s'est consumée à petit feu".
Ultime clin d'oeil de cette Amérique mythifiée, statufiée et craquelante, le duel final, à la sauce western urbain, oppose le taiseux Chauffeur au desperado Bernie Rose, l'homme venu de l'Est à travers les "étendues sauvages". Bernie perd, son corps est jeté à la mer - "De l'eau nous sommes venus. A l'eau nous retournerons" en guise d'épitaphe, pourrait être celle des premiers colons.
I'm a poor lonesome cow-boy, peut alors susurrer le Chauffeur sur son fier destrier mécanique - les chevaux sont désormais sous le capot -, même s'il ne mène plus nulle part si ce n'est sur un plateau de tournage d'Hollywood, ultime et factice machine à rêves. "Relâchant l'embrayage, il sortit du parking de la plage pour s'engager dans la rue et pénétrer de nouveau dans le monde dont il avait atteint l'extrémité - moteur ronronnant en dessous de lui, clair de lune au-dessus, centaines et centaines de kilomètres à l'horizon."
Et puis ? Et puis rouler, aller sans but véritable, seulement en quête d'un peu de paix et d'éphémères instants de grâce, de ces "parcelles brillantes".
Eloge de la forme brève, remarquable d'intelligence et de finesse, Drive est une bonne entrée en matière pour faire connaissance avec James Sallis. Considéré parfois comme une parenthèse dans son oeuvre, il est peut-être, au contraire, son roman le plus personnel - "Le Chauffeur, c'est moi" (© Flaubert).
Drive / James Sallis (Drive, 2005, trad. de l'américain par Isabelle Maillet. Rivages/Noir, 2006, rééd. 2011)