"Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang / Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang, / D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées, / Calices renversés ouvert sous vos trois plaies. / Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu. / Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul. / Les fleurs de la passion sont blanches comme des cierges, / Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge." (B. Cendrars, Les Pâques à New-York)
En six nouvelles barcelonaises, naviguant entre passé et présent, Espagne franquiste et contemporaine, La vie de nos morts rend hommage à Nati, Eva, Ana ou encore à La douce mademoiselle Cobos, victimes des bourreaux franquistes, nazis ou des prédateurs sexuels. Héroïnes anonymes, sacrifiées ou vengeresses, ces quelques femmes n'en font finalement qu'une, intemporelle, incarnant à la fois l'ange salvateur et la victime expiatoire des hommes.
Plutôt quelconque dans l'ensemble - au regard du talent de Gonzalez Ledesma -, ce recueil vaut surtout pour deux textes, La Mercedes et Le pavé bleu : dans sa complainte adressée au Seigneur, dénuée de foi mais pleine de miséricorde et belle comme un lamento, le narrateur raconte comment, chacun à leur manière, deux hommes retrouvent celle qui leur a sauvé la vie au temps de la Guerre civile.
Sillonant les rues de la ville, ils tentent de suspendre le temps, de raviver la mémoire des disparus, de revenir dans cette "Barcelone chaotique, agitée, sale, vicieuse, et par là-même fascinante" d'antan.
Celle des chiens errants, des poètes oubliés et des prostituées vieillissantes, que chérit lui aussi le singulier inspecteur Méndez, personnage fétiche de Gonzalez Ledesma que nous croisons à deux reprises au coin du livre.
Si sa compassion envers les victimes n'égale que sa clémence envers les petits délinquants, il se montre toujours aussi impitoyable avec les assassins et les violeurs, allant jusqu'à provoquer leur mort ou payer leur caution tout en prévenant la famille de la victime (2). Le franc-tireur Méndez vieillit, il ne croit plus en grand-chose, et surtout pas en la justice (3), mais son indignation et sa colère sont intactes, et ses méthodes aussi peu académiques qu'efficaces.
Brassant les thèmes chers à l'auteur - la rémanence du souvenir, la perpétuation de la mémoire, la parole donnée aux opprimés -, La vie de nos morts plaira d'abord aux aficionados de l'écrivain espagnol, plus enclins à pardonner les petites faiblesses du recueil.
La vie de nos morts / Francisco González Ledesma (trad. de l'espagnol par Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury. Rivages/Noir, 2011)
(1) les femmes victimes de violences sont omniprésentes dans l'oeuvre de Gonzalez Ledesma, et notamment dans le cycle Méndez. Ce dernier, le plus souvent, les protège ou les venge. Parfois, ce sont elles-mêmes qui se vengent, comme dans Cinq femmes et demi (réédité prochainement dans la collection Points Roman noir).
(2) il avait déjà fait le coup de la caution, par exemple dans Le vieux serpent, nouvelle du recueil Méndez.
(3) ses saillies contre le laxisme des juges prennent ici des accents populistes qui peuvent agacer. A moins que le climat politique en France, où la remise en cause systématique des magistrats est devenue un sport gouvernemental, ne m'ait rendu hypersensible sur cette question.