"Edogawa Ranpo est le "père" du roman policier japonais contemporain ; le prix Edogawa récompense le meilleur polar japonais de l'année depuis 1955. Ses romans sont considérés comme tordus avec des rapports pervers entre les personnages. Je te conseille La Proie et l'ombre (mal adapté au cinéma par Barbet Schroeder), Le Lézard noir ou encore La Chambre rouge."
Voilà ce qu'en disait "Laurette", il y a quelques mois sur ce blog. Un conseil avisé.
Quelques éléments biblio-biographiques, d'abord : de son vrai nom Tarô Hirai (1894-1965), il choisit comme pseudonyme Edogawa Ranpo, en hommage à Edgar Allan Poe auquel il vouait une profonde admiration. Auteur prolifique (quelques dizaines de nouvelles et une trentaine de romans à son actif), il s'est fait connaître en publiant quantité de récits dans des revues spécialisées, telle Shinseinen ("Les Nouveaux Jeunes Gens"), sorte de Black Mask nippon créé en 1920 et qui a beaucoup fait pour l'essor de la littérature policière au Japon. Un engouement qui ne date pas d'hier, puisqu'en 1947 naissait, toujours sous la férule d'Edogawa, l'Association des écrivains policiers du Japon.
Comme celles de son illustre mentor, les histoires d'Edogawa lorgnent vers le fantastique et le morbide, et distillent savamment l'inquiétude, puis l'angoisse.
Mais il a su s'affranchir de ses modèles (on peut aussi citer Conan Doyle ; Maupassant et Villiers de l'Isle d'Adam étaient-ils traduits au Japon à cette époque ? En tout cas, on pense aussi au Horla et aux Contes cruels...) et créer un univers bien à lui, mêlant étroitement l'érotisme au bizarre (un genre appelé "ero-guro") ; d'autre part, les multiples références sociales et historiques, ainsi que les usages et les moeurs des personnages ancrent ses récits dans un cadre typiquement nippon.
Comme j'aime les nouvelles, j'ai commençé par La chambre rouge, un recueil de "récits policiers" (sans policiers) qui donne un bon aperçu du style et des obsessions de cet écrivain.
Une épouse apparemment dévouée martyrise son homme-tronc de mari, revenu de la guerre gravement mutilé. "Le lieutenant était à la fois terrorisé par sa femme et fou de désir, tandis que, de son côté, elle avait découvert le plaisir suprême de l'exciter et de le faire souffrir."
Dans La chaise humaine, un ébéniste au "physique repoussant", à qui un grand hôtel a commandé un énorme fauteuil, a une idée folle : aménager l'intérieur pour s'y cacher, et jouir du contact sensuel que lui offrent les postérieurs féminins.
Dans une petite station thermale, deux hommes se lient d'amitié et se confient. Lorsque Ihara raconte le dramatique événément qui marqué sa vie, Saito l'écoute avec une attention toute particulière, et l'invite à envisager une autre version...
Dans La chambre rouge se réunissent secrètement quelques hommes qui, pour échapper à un profond ennui, sont en quête de plaisirs nouveaux et de sensations fortes. Ce soir-là, ils accueillent un nouveau membre. Celui-ci leur raconte par le détail son histoire et son hobby : une forme particulièrement subtile et odieuse d'assassinat.
Jeux de pistes, codes secrets et savantes inductions : l'ombre de Conan Doyle plane sur La pièce de deux sens, la dernière nouvelle du recueil, où un apprenti-détective tente de résoudre le mystère d'un cambriolage pour le moins audacieux.
Bien-sûr, on aurait à redire sur la vraisemblance de ces récits, mais nous ne pénétrons pas ici une mécanique policière, plutôt les arcanes d'une imagination débridée et fantasque. Rien de cartésien, mais de la rigueur cependant, dans la manière qu'a l'auteur de dérouler son histoire et de préparer la chute, toujours saisissante.
Son roman La Proie et l'Ombre est de la même eau, si ce n'est que Ranpo Edogawa opère une astucieuse mise en abîme, puisqu'il se met lui-même en scène : un auteurs de romans policiers vient en aide à une jeune femme délicate, terrorisée par les lettres de menaces d'un ancien amant éconduit. Le danger se précise quand le mari de celle-ci est retrouvé mort.
Notre narrateur devient bien vite l'ami de la belle, puis son compagnon de... jeux érotiques disons singuliers... La troublante Shizuko est moins innocente qu'il n'y parait. La perverse serait-elle aussi perfide ?
Stratagèmes macchiavéliques, jeux de miroirs, faux-semblants... Edogawa joue sans cesse avec le lecteur, l'interpelle, le surprend, et l'égare pour son plus grand plaisir, jusqu'au dénouement, une lumière soudaine qui n'éclairera d'ailleurs qu'une partie des zones d'ombres de cette "ténébreuse affaire"...
"Le monde visible est chimère, la réalité se trouve dans les rêves de la nuit", disait Edogawa. Qui ne se contente pas de monter de belles horlogeries littéraires, mais explore les territoires intimes - l'alcôve plutôt que la rue -, fend la carapace de la respectabilité et de l'inhibition, et en extirpe les passions et les perversions humaines, avec un immense talent de conteur.
Et pour vous donner une idée du ton d'Edogawa, de sa manière de s'exprimer (une langue à la fois souple et soutenue) et de raconter une histoire, rien de mieux que d'emprunter la voix d'un de ses personnages, qui débute ainsi son récit :
"Par où commencer ? Mon histoire est si insolite et les faits que je dois rapporter si étranges que je crains de ne pas trouver les mots pour les exprimer ; ma plume tremble... Il le faut pourtant : laissez-moi vous raconter les événements tels qu'ils se sont déroulés."
On a envie de s'installer confortablement et de l'écouter, non ?
La chambre rouge : récits policiers (P. Picquier, 1995)
La proie et l'ombre suivi de Le test psychologique (Inju suivi de Shinri Shiken. P. Picquier, 1994)
Traduction du japonais par Jean-Christian Bouvier