Coïncidant avec le "miracle économique" amorcé dans les années 90, dont il éclaire crûment les zones d'ombre, l'essor du polar irlandais poursuit sur sa lancée, sous la plume des Ken Bruen, Declan Burke, Colin Bateman ou, plus récemment, Declan Hugues et Gene Kerrigan.
Sans pour autant fourrager dans la gueule du "Tigre celtique" (1), Stuart Neville, à sa façon, met lui aussi à nu les mutations de la société irlandaise, à travers un homme du passé qui, de son propre aveu, n'a plus sa place dans cette new Ireland.
Quelques années ont passé depuis l'accord de Paix signé en 1998 qui a officiellement mis fin à la guerre civile. Gerry Fegan, ex-activiste de l'IRA passé par la case prison, écume les pubs, en compagnie d'un verre et d'une douzaine de fantômes : soldats anglais, unionistes, civils... Tous ceux qu'il a tués et qui réclament obstinément justice (2).
Perclus de remords, ne supportant plus leur présence, Fegan décide de les "écouter" et de tuer un à un ceux qui ont ordonné leur mort, c'est-à-dire ses anciens acolytes, devenus pour certains des hommes politiques en vue et en quête de respectabilité (3). Sa ballade irlandaise va violemment raviver les dissensions politiques à l'oeuvre dans les différents camps, jusqu'à menacer le fragile équilibre diplomatique. Son chemin croise aussi celui de Marie, jeune mère célibataire ayant jadis trahi la cause en épousant un flic.
A lui seul - et c'est là la grande réussite du roman -, Fegan symbolise l'Irlande et les tensions qui l'agitent à un tournant de son histoire : à la fois usé et hanté par des années de guerre, et n'aspirant plus qu'à une chose : la paix. Comment y parvenir ? En faisant solde de tout compte, nous dit Neville. Avec ses propres erreurs. Avec les anciens paramilitaires dont la lâcheté s'est muée en cynisme. Avec les morts, pour finir.
Âpre, percutant, remarquablement maîtrisé, Les fantômes de Belfast est un très bon premier roman, quoique plutôt conventionnel, au bout du compte, et souffrant à mon gôut d'un trop plein d'ingrédients - une cuillerée d'émotion, une pincée de rédemption, une pointe d'amertume, un soupçon de surnaturel, arroser généreusement d'action et coiffer d'une fin tonitruante. Prometteur, néanmoins.
Les fantômes de Belfast / Stuart Neville (The Ghosts of Belfast, 2009, trad. de l'anglais (Irlande) par Fabienne Duvigneau. Rivages/Thriller, 2011)
(1) c'est ainsi qu'on a surnommé l'Irlande durant sa période de forte croissance économique. La crise l'a depuis transformé en chat pelé...
(2) les spectres, fantômes et autres farfafouilles font partie intégrante du folklore et de la littérature irlandaises, ce qui explique j'imagine l'aisance avec laquelle Neville les met en scène. A tel point que leurs intrusions répétées paraissent parfaitement... naturelles.
(3) l'actualité nous en a récemment offert un exemple en chair et en os, avec la candidature controversée d'un ancien cadre de l'IRA à la présidence irlandaise (lien).