Cet article sur la blogosphère polar a été rédigé pour la revue Bibliothèque(s) de l'ABF (Association des bibliothécaires de France) et son numéro de juillet 2011 consacré à l'"Univers noir".
En attendant de reprendre les chroniques de livres, j'en profite pour vous souhaiter de bonnes fêtes.
La blogosphère littéraire est devenue un véritable phénomène, au point d’entamer le monopole de la parole journalistique. On pourrait paraphraser Clémenceau : « La critique est une chose trop sérieuse pour la confier à des journalistes ». Les critiques ont le blues, nous dit-on, « ... la faute à internet. Si les blogs, sites et réseaux sociaux servent désormais à faire la révolution, celle-ci n’épargne pas le journalisme littéraire. En ligne, n’importe qui est critique littéraire en ne s’autorisant que de soi-même ; la prescription des livres s’est donc diluée dans la vaste toile, partagée entre des milliers d’internautes qui sapent ainsi l’autorité de ceux qui faisaient autrefois la pluie et le beau temps dans les librairies. » (Pierre Assouline, Le Monde des Livres, 25/02/11)
Pour ce qui a trait aux littératures policières, on est en droit de se demander sur quoi repose cette supposée « autorité ». Longtemps réduit à une sous-littérature, le polar a depuis quelques années gagné en légitimité mais reste globalement ignoré des médias traditionnels, ou pour le moins abordé de façon superficielle, même si quelques bons papiers émergent ici et là. Lorsqu’ils n’entament pas le refrain : « c’est plus que du polar ! » - le mépris a fait place à la méprise -, ils se contentent le plus souvent de renvoyer l’écho des dernières modes (vague nordique en tête), élaborent des « dossiers polar » sans saveur, accumulent généralités et approximations, autant d’indices qui témoignent sinon d’une ignorance flagrante, du moins d’un relatif désintérêt.
Tandis que les radios, les (rares) émissions télévisées, la presse écrite – générale ou même spécialisée – ne lui accordent que peu de place, internet est un terrain fertile. De nombreux passionnés, érudits ou simples lecteurs désirant partager « sans prétention » leurs lectures, investissent les forums, rejoignent des communautés, créent leur propre espace.
© Ram
S'il ne représente qu’une faible part de la blogosphère littéraire, le nombre de blogs/sites francophones consacrés exclusivement au polar a fortement augmenté ces dernières années. On en recense actuellement une soixantaine [ce nombre a encore augmenté depuis la rédaction de ce billet], plus ou moins spécialisés, plus ou moins prescripteurs, plus ou moins consistants.
Ils séduisent des lecteurs avides de conseils et sensibles à une certaine forme de convivialité. Ils attirent aussi l’attention des éditeurs qui, sans qu’ils puissent mesurer précisément son impact sur les ventes, mettent en œuvre différentes stratégies marketing (jeux-concours, marketing viral), inondant au passage les critiques en herbe de services de presse afin de créer ou d’alimenter le « buzz ».Si elle s’est en partie substituée à la « critique officielle », il convient néanmoins de nuancer la portée et l’intérêt intrinsèque de cette nouvelle agora.
D’abord, si leur modeste influence (leur audience demeure assez faible) les préserve plus sûrement des jeux de pouvoirs et des « renvois d’ascenseur », les blogueurs sont-ils pour autant immunisés contre le copinage ou l’indulgence coupable ? Par ailleurs, l’architecture même du blog, son instantanéité, sa vocation à être fréquemment actualisé, « annulant » à chaque nouvelle publication l’article précédent, incite inconsciemment à considérer le texte comme une entité propre et auto-suffisante, sans qu’il s’inscrive dans une perspective, un contexte littéraire ou historique. Parallèlement, malgré l'interactivité propre à ces nouveaux outils, ils ne suscitent pas nécessairement de substantiels débats, les commentaires se réduisant le plus souvent à l’équation « d’accord/pas d’accord ».
Enfin, ils offrent un paysage contrasté : si certains livrent une véritable analyse, portent un jugement argumenté, dégagent une problématique, établissent des liens et une mise en réseau, d’autres, a contrario, se contentent trop souvent de raconter le livre plutôt que de le critiquer, font un usage frénétique du smiley (« j’ai adooooré ce livre :-))) »), labourent sans cesse le même champ lexical (« haletant », « frissonner », « jubilatoire »…) ou versent systématiquement dans l’enthousiasme béat.
A ce propos, une lectrice laissait sur mon blog, il y a quelques mois, le commentaire suivant : « Le fait est qu'il faudrait faire un sacré point sur l'intérêt de créer un nouveau blog littéraire aujourd'hui (quelque type de littérature que ce soit). Des blogs constitués de listes de soi-disant critiques de livres, le web en est déjà rempli, sans parler des gros sites communautaires de bibliothèques personnelles en ligne, cathédrales froides pleines de listes de "livres préférés". »
Gageons malgré tout que si la quantité ne fait pas la qualité, elle permet toutefois au bibliothécaire de multiplier les sources d'informations, de trier, de comparer les points de vue, d’enrichir la veille documentaire. Surtout, ces multiples ressources doivent lui permettre de se repérer dans le véritable maquis qu'est devenu ce marché éditorial, de le défricher, d’en explorer les versants les moins empruntés – premiers romans, « petites » maisons d’édition… –, afin que la collection reflète toute la richesse et la diversité du genre.
La surproduction éditoriale entraine d'ailleurs des effets pervers : la multiplication des éditeurs et des collections, associée à la hausse quasi-continue du nombre de parutions – entre 1500 et 2000 titres par an – entraîne un problème de lisibilité de l'offre, par un turn-over implacable sur les tables des libraires et une "espérance de vie" des nouveautés de plus en plus courte. Un livre a donc moins de chance de "trouver" son lecteur, d'autant plus que le tirage moyen, lui, diminue. Par ailleurs, l'immense succès commercial qu'il rencontre en fait un secteur florissant et donc sensible aux logiques de marché et à certaines "recettes narratives" supposées répondre (précéder ?) aux goûts du public.
Au final, si « abondance de biens ne nuit pas », encore faut-il les hiérarchiser.