Martin Suter s'était déjà aventuré en lisière du polar avec Small world ou La face cachée de la lune, il y rentre de plein pied avec Allmen et les libellules, qui est aussi le premier opus d'une série.
Où on fait connaissance avec Johann Friedrich von Allmen, gentilhomme suisse et rentier ruiné, collectionneur d'art et chapardeur à ses heures, amateur d'opéra et d'orchidées (comme Nero Wolfe, le détective de Rex Stout), lecteur compulsif (notamment d'Elmore Leonard, référence qui tranche dans ce décor compassé). En deux mots : un indécrottable snob, et tout l'opposé de son fidèle serviteur guatémaltais, Carlos.
L'intrigue, relativement secondaire, tourne autour de cinq coupes Art nouveau Emile Gallé incrustées de libellules, et dérobées à un riche homme d'affaires par notre apprenti-gentleman cambrioleur afin d'apaiser un créancier belliqueux.
Dans ce "pilote", l'auteur s'attache surtout à dépeindre son personnage : son extraction "nouveau riche" qu'il s'efforce de gommer (allant jusqu'à annoblir son patronyme), son irrépressible goût du luxe, sa superficialité assumée, ses manies et ses airs affectés tournés en ridicule par un Martin Suter volontiers moqueur, et dont l'ironie très second degré apporte un certain charme au récit.
Un charme auquel participe également le caractère résolument anachronique d'Allmen, homme d'antan en butte à la modernité (et sauvé grâce à d'obsolètes... bretelles) pour qui un moteur de recherche demeure un mystère insondable.
Ce qui confère au roman cette atmosphère surannée et so british - à laquelle renvoie l'éducation du héros dans une boarding school ainsi que les nombreux recours à la langue de Shakespeare - , si bien qu'on a l'impression d'être plongé dans la gentry, la bonne société anglaise, plutôt qu'en Suisse alémanique.
D'ailleurs, les sympathiques aventures d'Allmen et de son intendant rappellent immanquablement les romans de P.G. Wodehouse consacrés à Bertie le dandy écervelé et son majordome Jeeves. Ici aussi, le fidèle domestique passe son temps à sauver la mise de son maître tout en se montrant bien plus malin que lui (à ce titre, les adeptes de Freud pourront s'amuser du climat d'homosexualité latent qui règne entre les deux hommes, alors même qu'Allmen se vante avec insistance de ses nombreuses conquêtes féminines).
Bref, de quoi se délasser quelques heures, surtout si on affectionne les fauteuils club, l'odeur du cigare and a cup of tea. Et d'y prendre goût, le cas échéant : à la fin du roman, Allmen se découvre une vocation de détective. "Pourquoi pas", répond laconiquement Carlos.
Allmen et les libellules / Martin Suter (Allmen und die Libellen, 2011, trad. de l'allemand par Olivier Mannoni. Bourgois, 2011)