"Nuit après nuit, Kraus rêvait d'une femme qui avait une jambe normale et une jambe de bébé. Dans le rêve, elle se déplaçait bruyamment sur son genou adulte et sa jambe de bébé, en brandissant une hache, vacillante."
En une centaine de pages hallucinées, Baby Leg témoigne une fois encore de l'univers singulièrement macabre et fantasmagorique de Brian Evenson. Mais là où La confrérie des mutilés ou Inversion projetaient une représentation du réel suffisamment tangible pour arrimer le lecteur, Baby Leg ne lui laisse pratiquement aucun élément concret auquel se raccrocher, l'invitant dans une contrée où les frontières entre songe et réalité seraient complètement abolies. Un territoire peuplé d'êtres difformes et de cauchemars impalpables qui assaillent Kraus, manchot amnésique que se disputent un médecin sadique et une créature évanescente pourvue d'une jambe de bébé.
Baignant dans une atmosphère lugubre, parfois gore, Baby Leg dégage un charme étrange mais a de quoi laisser perplexe, et légèrement frustré devant l'absence de mobiles et d'éclaircissements. Au mieux, cette sombre balade n'offre que des conjectures, quelques pistes d'interprétations qui, du reste, ne mènent peut-être nulle part.
La première a trait au fait religieux, auxquel l'auteur semble se référer de façon plus ou moins voilée, par exemple à travers la symbolique de l'eau et de la regénération baptismale, lorsque son personnage se retrouve plongé dans une cuve remplie de liquide. Impossible d'ailleurs de ne pas mettre en parallèle l'expérience personnelle d'Evenson (ancien mormon rejeté par sa communauté) et cette d'un homme fuyant désespérément un inquiétant prophète, alors même que celui-ci lui enjoint de "revenir au bercail" afin de le protéger de lui-même.
A l'instar du Kline de La confrérie des mutilés (le thème de la mutilation revient comme une douleur fantôme chez Evenson) qui tente de s'affranchir des dogmes, Kraus poursuit le même but : éloigner les chimères et recouvrer la liberté, dût-elle le priver d'une partie de lui-même. Cependant, si l'un doit se libérer d'une secte, l'autre est surtout prisonnier des tours que lui joue son esprit.
A partir de là, le versant métaphysique (on pourrait même parler de phénoménologie) peut être une autre voie de lecture : répétant les mêmes scènes, dans les mêmes décors (une cabane, une station-service, un grand bâtiment blanc), mais dans des circonstances et à des bornes chronologiques différentes, le récit opère une sorte de distorsion du temps et de l'espace, dans lesquels dérive Kraus avant de revenir finalement à son point de départ. A travers cet homme à la mémoire défaillante, au libre-arbitre entravé et confronté à une série d'événements sans liens de causalité et dont il nie farouchement l'existence - tout ceci n'est pas réel, répète t-il à plusieurs reprises -, Baby Leg met en scène l'aliénation de la conscience face à des situations incompréhensibles et insolubles.
Publiée aux Etats-Unis dans une édition limitée, cette longue nouvelle déconcertera plus d'un lecteur, dérouté - on le comprend - devant cet exercice expérimental apparemment sans queue ni tête. C'est pourquoi je le conseillerais d'abord à ceux qui s'intéressent au travail de Brian Evenson.
Baby Leg / Brian Evenson (Baby Leg, 2009, trad. de l'américain par Héloïse Esquié. Le Cherche-Midi, Lot 49, 2012)