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9 mars 2012 5 09 /03 /mars /2012 00:00


Interruption--jpg
Rien ne dure, comme dirait l'autre. Après 4 ans d'écriture de chroniques, un brin de lassitude se fait sentir qui, allié au manque de temps, m'incite à fermer ce blog, au moins pour un (long) moment.

Merci à tou(te)s pour vos visites et vos commentaires sur ces pages qui, je l'espère, auront su retenir votre intérêt et contribuer modestement à la découverte et à l'exploration du genre "noir".

Genre que je vais continuer à lire et à suivre, par ailleurs. Et quand l'envie d'écrire là-dessus reviendra, je recommencerai. Ici, ou ailleurs. Qui vivra verra, comme disait l'autre.

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8 février 2012 3 08 /02 /février /2012 00:00

Californie, années 50. Depuis la mort de leurs parents, Lora King et son frère Bill sont très proches, la jeune enseignante bon chic bon genre et le policier intègre vivent d'ailleurs sous le même toit. Jusqu'au jour où Bill tombe amoureux et se marie avec l'énigmatique et pétillante Alice Steele, ancienne costumière pour le cinéma. A la fois troublée et fascinée, Lora tente d'en découvrir plus sur sa belle-soeur et les douteux personnages qui gravitent autour d'elle.


Premier roman de Megan Abbott - mais le troisième publié en France -, Red Room Lounge apparaît comme un canevas dont Absente et Adieu Gloria seraient les prolongements, des variations autour d'un même motif : revisiter, à partir d'une perspective féminine, l'univers symbolique et formel du film noir américain des années 40/50.
Chez Abbott, la femme ne se caractérise plus par rapport à son homologue masculin (qu'il soit flic, gangster, amant...), mais constitue désormais le centre de gravité du récit. Ainsi elle n'est plus seulement un objet de convoitise, de perte ou de récompense, mais existe par elle-même, gagne en complexité et en nuances, quand bien même elle continue d'obéir à un archétype (tentatrice, salvatrice ou victime expiatoire). Quant au "mâle", il est relégué le plus souvent à l'arrière-plan et réduit à une fonction, Bill occupant dans le cas présent celle de l'homme intègre et droit abîmé par une passion amoureuse. 
On retrouve par ailleurs cette esthétique du film noir propre à tous ses romans : décor urbain, jeu d'ombres et de lumières, caméra subjective (ici le récit adopte uniquement le point de vue de Lora), personnages rattrapés par un passé trouble, à l'instar d'Alice, dont la nouvelle vie de femme au foyer dévouée et d'épouse respectable va être mise à mal.


Red-Room-Lounge.jpgMettant en scène deux rivales se disputant les faveurs d'un homme, l'ingénue et la sulfureuse, la garce et l'oie blanche, Megan Abbott va peu à peu brouiller les rôles, déployant son récit dans cette zone indistincte et mouvante séparant le vice et la vertu, le monde policé de Lora et le monde interlope d'Alice. Lentement, les contrastes s'atténuent, les masques glissent, les certitudes morales s'effritent.

Soucieuse de protéger son frère contre l'influence néfaste - du moins le croit-elle - d'Alice, et afin d'étayer ses soupçons, Lora enquête et tente de relier les indices (les changements d'humeur d'Alice, les sous-entendus d'une de ses anciennes connaissances, l'irruption d'un mystérieux inconnu...). Mais ses tentatives pour interpréter les "signes" resteront vaines : non seulement elle a une vision tronquée des événements (1), mais elle se heurte, seule et impuissante, à un monde illisible, chaotique et gouverné par les passions (2). Dans ce monde, la loi et l'ordre, incarnées par Bill, n'ont pas voix au chapitre.

D'ailleurs le dénouement ne distinguera ni coupables ni victimes, ne dévoilera aucune vérité intangible, seulement un enchevêtrement d'existences désordonnées aux trajectoires capricieuses. Une fois les apparences levées, on verra au passage se dissoudre le modèle social dominant - la middle-class prospère des années 50 dans sa banlieue résidentielle proprette - ainsi que le rêve hollywoodien, machine à broyer les starlettes où cohabitent le strass et le sordide - prostitution, chantage, corruption.



A l'inverse d'Absente et d'Adieu Gloria qui offraient davantage de "prises" au lecteur (3), Red Room Lounge présente des angles moins saillants, son relief est moins accidenté et il ne s'y passe finalement pas grand-chose, du moins en surface. L'intrigue suit un cours souterrain, et repose presque entièrement (hormis la légère accélération finale) sur l'ambiguïté des personnages, l'ambiance feutrée et la tension sourde que l'auteure, avec beaucoup de finesse, presque imperceptiblement, instille peu à peu : aussi le frou-frou des étoffes, le tintement des verres et la saveur des mets, les joyeuses réceptions, tous ces plaisirs insouciants qui égrènent le récit, annoncent-ils à leur façon le désastre à venir.
Du coup, certains s'ennuieront sans doute, sevrés d'action et de rebondissements. Moins tranchant que les romans ultérieurs, Red Room Lounge me semble néanmoins plus riche, et susceptible de laisser un souvenir plus vivace. 




Red Room Lounge / Megan Abbott (Die a Little, 2005, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Esch. Ed. du Masque, 2011)


(1) au fil des pages, comme contaminé par l'ambiance délétère, on finit d'ailleurs par ressentir à son égard un sentiment de méfiance : ses soupçons sont-ils fondés ? N'est-elle pas plutôt aveuglée par la jalousie ? Succombe-t-elle à la paranoïa ?

(2) c'est un thème majeur du roman noir américain de l'après-guerre, qui place souvent un individu désarmé face à un monde qu'il ne comprend pas, et luttant désespérément avant d'être anéanti.

(3) les circonstances de la mort de Jean Spangler (Absente) ou le violent affrontement entre les deux protagonistes d'Adieu Gloria
sont des éléments plus tangibles, plus spectaculaires et davantage à même de retenir l'attention du lecteur.
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31 janvier 2012 2 31 /01 /janvier /2012 00:00

"Nuit après nuit, Kraus rêvait d'une femme qui avait une jambe normale et une jambe de bébé. Dans le rêve, elle se déplaçait bruyamment sur son genou adulte et sa jambe de bébé, en brandissant une hache, vacillante."

En une centaine de pages hallucinées, Baby Leg témoigne une fois encore de l'univers singulièrement macabre et fantasmagorique de Brian Evenson. Mais là où La confrérie des mutilés ou Inversion projetaient une représentation du réel suffisamment tangible pour arrimer le lecteur, Baby Leg ne lui laisse pratiquement aucun élément concret auquel se raccrocher, l'invitant dans une contrée où les frontières entre songe et réalité seraient complètement abolies. Un territoire peuplé d'êtres difformes et de cauchemars impalpables qui assaillent Kraus, manchot amnésique que se disputent un médecin sadique et une créature évanescente pourvue d'une jambe de bébé. 

   
Baby-leg.jpgBaignant dans une atmosphère lugubre, parfois gore, Baby Leg dégage un charme étrange mais a de quoi laisser perplexe, et légèrement frustré devant l'absence de mobiles et d'éclaircissements. Au mieux, cette sombre balade n'offre que des conjectures, quelques pistes d'interprétations qui, du reste, ne mènent peut-être nulle part.


La première a trait au fait religieux, auxquel l'auteur semble se référer de façon plus ou moins voilée, par exemple à travers la symbolique de l'eau et de la regénération baptismale, lorsque son personnage se retrouve plongé dans une cuve remplie de liquide. Impossible d'ailleurs de ne pas mettre en parallèle l'expérience personnelle d'Evenson (ancien mormon rejeté par sa communauté) et cette d'un homme fuyant désespérément un inquiétant prophète, alors même que celui-ci lui enjoint de "revenir au bercail" afin de le protéger de lui-même.
A l'instar du Kline de La confrérie des mutilés (le thème de la mutilation revient comme une douleur fantôme chez Evenson) qui tente de s'affranchir des dogmes, Kraus poursuit le même but : éloigner les chimères et recouvrer la liberté, dût-elle le priver d'une partie de lui-même. Cependant, si l'un doit se libérer d'une secte, l'autre est surtout prisonnier des tours que lui joue son esprit.

A partir de là, le versant métaphysique (on pourrait même parler de phénoménologie) peut être une autre voie de lecture : répétant les mêmes scènes, dans les mêmes décors (une cabane, une station-service, un grand bâtiment blanc), mais dans des circonstances et à des bornes chronologiques différentes, le récit opère une sorte de
distorsion du temps et de l'espace, dans lesquels dérive Kraus avant de revenir finalement à son point de départ. A travers cet homme à la mémoire défaillante, au libre-arbitre entravé et confronté à une série d'événements sans liens de causalité et dont il nie farouchement l'existence - tout ceci n'est pas réel, répète t-il à plusieurs reprises -, Baby Leg met en scène l'aliénation de la conscience face à des situations incompréhensibles et insolubles.

   
Publiée aux Etats-Unis dans une édition limitée, cette longue nouvelle déconcertera plus d'un lecteur, dérouté - on le comprend - devant cet exercice expérimental apparemment sans queue ni tête. C'est pourquoi je le conseillerais d'abord à ceux qui s'intéressent au travail de Brian Evenson.


Baby Leg / Brian Evenson (Baby Leg, 2009, trad. de l'américain par Héloïse Esquié. Le Cherche-Midi, Lot 49, 2012)

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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 00:00

Rémi Baugé, la cinquantaine approchante et dégarnie, est responsable des achats dans un hypermarché du sud de la France, une entreprise familiale dirigée par le paternaliste Raoul Trille. Un foyer, une épouse, une situation sûre, tout va bien pour lui, jusqu'au jour où son patron part en retraite et que débarque un jeune sur-diplômé arriviste et ambitieux.

Véritable tête de gondole de la société de consommation et fournisseur officiel de travailleurs précaires, le "supermarché" est un lieu qu'on s'attendrait à voir davantage investi par le roman noir. Citons tout de même Le Géant duquel Michel Lebrun visitait les coulisses il y a longtemps déjà ou, plus près de nous, le Discount plutôt loufoque de Bretin & Bonzon *.


ameresthunes.jpgAmères thunes, sans explorer en détail les dessous de la grande distribution, passe néanmoins en revue sa garde-robe : fonctionnement à flux tendus, rationalisation des coûts, obsession du rendement et de la compétitivité, pressurisation et réduction du personnel, marges bénéficiaires rimant avec actionnaires.


Si la critique sociale est présente, Zolma se concentre surtout sur les déboires de son personnage principal, le brave Baugé qui, bien décidé à se venger des manoeuvres et des coups bas de son nouvel employeur, se met en tête de braquer le coffre du magasin. Le voilà qui peaufine son plan - et son alibi - avant de le mettre à exécution, entouré d'une bande de lascars à peine plus dégrossis que lui. La seconde partie du récit joue ainsi essentiellement (et non sans habileté) sur la figure de l'homme ordinaire plongé dans une situation extraordinaire, en l'occurrence un type honnête et sans histoires qui du jour au lendemain décide de transgresser la loi. Il va de soi que l'amateur cambrioleur va rencontrer quelques obstacles et... problèmes de change.

Si certaines situations sont relativement superflues (la fille de Baugé qui arrive tout droit des States pour rendre visite à son papa, accompagné de son yankee de mari) ou fort bienvenues (de l'utilité d'avoir un frère jumeau), l'ensemble demeure solidement construit, bien mené et se lit avec plaisir. Plaisir auquel n'est pas étrangère la langue imagée et souvent drôlatique d'un récit au ton léger, malgré le virage assez sec - "meurtrier" peut-on dire - qu'il prend sur la fin.

On pourra lui reprocher son manque de densité, Amères thunes demeure malgré tout un sympathique roman, bien fichu et gentiment défoulatoire (le gentil loser qui prend sa revanche sur le manager/winner ravira de nombreux lecteurs). Un en-cas à savourer entre deux plats plus consistants.


Amères thunes / Zolma (Krakoen, Forcément noir, 2012)



* Citons aussi le fantasmagorique Que notre règne arrive de J.G. Ballard.

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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 00:00
Nogent-les-Chartreux, 20 000 habitants, une petite ville de province calme jusqu'à l'engourdissement, sombre dans la psychose tandis qu'un tueur en série sème les cadavres et la panique. Au beau milieu du chaos domine l'énorme silhouette du placide et boulimique gendarme Garand, complètement dépassé par les événements.


France-tranquille.jpgEn pointant son faisceau sur ce microcosme, où chacun cède à la paranoïa et au repli sur soi, où la tension va crescendo jusqu'aux déchaînements de violences, Olivier Bordaçarre procède à la mise en examen d'une société sécuritaire basée sur l'instrumentalisation (et le réflexe) de la peur.
Peur de l'étranger (incarnée ici par le "manouche"), peur du chômage (les dirigeants de l'usine locale, menacée de fermeture, profitent habilement du climat de crise pour culpabiliser les grévistes), peur sur laquelle surfe sans vergogne le politicard local pour s'emparer du pouvoir, en flattant les bas instincts de la populace.

Contempteur d'une France tranquille prompte à sortir la fourche pour parer au danger- réel ou fantasmé, Bordaçarre se montre éloquent mais a malheureusement tendance à forcer le trait lorsque, emporté par sa fougue (ou son indignation), il fait intrusion sur scène et joue au coryphée plutôt que de laisser la parole à ses acteurs.

Avec un sens de la dramaturgie poussé parfois jusqu'à l'extravagance (quand par exemple des bataillons entiers de militaires investissent une ville rendue à l'état de siège), il met en scène tout un petit monde, entre ses bistrotiers, commerçants, chasseurs, élus du peuple, petits bourgeois, et son cortège d'hypocrisies, de rumeurs, de mesquineries.
Quant au premier rôle, il échoit au commandant Paul Garand, "nogentais depuis une trentaine d'années, [végétant] dans son logement de fonction et de célibataire endurci", n'aspirant qu'à la tranquilité des parties de pêche dominicales et aux bons petits plats. Flic impuissant butant sur les indices et se remplissant scrupuleusement la panse dès qu'il en a l'occasion. Il piétine, Garand, il est las et il ingurgite comme un ogre. Il compense. Non seulement sa morne existence, mais aussi et de façon allégorique toutes celles de Nogent. Celui qui "suit les enquêtes plus qu'il ne les mène" joue moins le rôle de l'enquêteur que celui d'un miroir reflètant toutes les frustrations, les résignations et les maigres espoirs de la communauté. A la fois le bouffon objet de toutes les moqueries et l'oracle incapable de fournir des réponses.


La dimension théâtrale du récit se retrouve aussi dans la capacité de l'auteur à emprunter différents registres de langage en fonction des personnages, que ce soit le "franglais" du fils Garand, la solennelle et toute sarkozyste démagogie du préfet, les brèves de comptoir des avinés du coin, les monologues décousus de Mathieu (qu'on comprend vite être le fils de l'assassin) qui par ailleurs nous livrent des indices sur les mobiles du tueur.
Mobiles quelque peu tirés par les cheveux, il faut bien le dire (quand bien même ses motivations idéologiques renouvelleraient la figure stéréotypée du serial-killer), mais peu importe au final : comme avec Garand, on se situe davantage sur le terrain de la représentation symbolique que sur celui du fait criminel, et le coupable est moins un tueur en série que le bras vengeur d'une France qui se lève tôt, et qui s'abat sur les profiteurs, les paresseux, les parasites de tous poils.

Dans ce climat délétère et étouffant, la belle complicité entre Garand et son fils (un féru d'astronomie qui nous rappelle que si nous sommes tous dans le caniveau, certains d'entre nous regardent les étoiles, dixit Oscar Wilde) et la floraison d'amours naissantes ou renaissantes offrent quelques bouffées d'oxygène et d'espoir éparses.


Porté par la qualité de sa prose et de sa mise en scène, ce troisième roman* d'Olivier Bordaçarre vise juste et touche sa cible, malgré un propos parfois trop démonstratif. C'est d'ailleurs l'impression que j'en garderai : un jeu de claquettes stylé et fluide, mais parfois exécuté avec de gros sabots.




La France tranquille / Olivier Bordaçarre (Fayard Noir, 2011)

* Après Géométrie variable (2006) et Régime sec (2008 - une dystopie croisant plusieurs destins dans une France dirigée par un parti unique).
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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 13:22

Si vous êtes de fervents lecteurs ou collectionneurs de la Série Noire ancienne version (au format poche, j'entends), le nom de Robert Destanque vous est peut-être familier *. Inconnu au bataillon pour ma part, avant d'avoir Feedback entre les mains, recueil d'une douzaine d'histoires adossées à l'Histoire, de destins individuels aux trajectoires surprenantes, singulières, dramatiques le plus souvent.


Numeriser0001-copie-1.jpg"Il est des retournements dans la vie qui nous reviennent dessus à la manière d'un boomerang pour nous frapper dans le dos, et l'Histoire a la dent féroce lorsqu'elle s'inverse brusquement pour avancer à l'envers de nos rêves et nos espoirs." 

30 ans après la fin de la guerre, Sébastiano alias "Maria" part en Allemagne rencontrer ses demi-frères ; Florent Poujols, après un long exil africain, est contraint de rentrer en France pour une question de succession ; une femme profite d'accompagner son ancien combattant de père à une cérémonie militaire pour visiter en prison son indépendantiste de mari...

Sussex 1945, Canada 1981, Maroc 1978... Entre conflits mondiaux et coloniaux, temps de guerre et temps de paix, Destanque balade ses personnages sur la frise du XXème siècle, des gens ordinaires rattrapés par leur passé (Le Retour) ou confrontés à l'héritage familial (La Trace), généralement aux prises avec les ricochets et les balbutiements de l'Histoire, et dont la fuite en avant les ramène irrémédiablement à leur point de départ. D'autres, en butte à leur propre histoire, sont prisonniers d'une ancienne vie (L'Exclusion), d'une fausse image d'eux-mêmes (Le Défi) ou d'une vieille promesse (L'Inversion). Tous sont aiguillés par la culpabilité, le désir de conjurer le sort ou de réparer ce qui peut encore l'être, les pêchés du père ou leurs propres fautes. 


La plupart des récits nous sont racontés à travers le regard en biais d'un témoin plus ou moins direct des événements. Procédé quelque peu répétitif mais qui donne au recueil son unité de ton et qui n'empêche nullement l'auteur de déployer une large palette de situations et de personnages. Subtiles variations autour d'un même thème, ces douzes textes finement ciselés, polis, assemblés avec soin sont la marque d'un vrai talent d'artisan. C'est solide, sobre, soigné. Bref, du beau travail.

(C'est publié chez un micro-éditeur et vous aurez peu de chances de tomber dessus par hasard, aussi il vous faudra le commander chez votre libraire préféré ; si vous n'en avez pas, cherchez-le !, un bon libraire est chose précieuse, surtout en ces temps de surproduction éditoriale - oui, c'est une idée fixe chez moi)


Feedback / Robert Destanque (La Chambre d'échos, Bib. Noire, 2011)


 * Aveugle que veux-tu, Le serpent à lunette et Rapt-time ont été publiés en Série Noire (et Super noire) à la fin des années 70.  

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29 décembre 2011 4 29 /12 /décembre /2011 00:00

Au dernier étage d'un immeuble de Buenos Aires, une vieille fille de 93 ans est en train de parler, à travers la porte, au garçon de 14 ans enfermé dans sa salle de bains, un jeune délinquant qui ce matin-là a tenté de la voler et s'est fait bêtement piéger. 

Sans vraiment se ranger sous la bannière polar, Plus léger que l'air emprunte au huis-clos et aux ingrédients qui vont avec : un brin de suspense (même si Jeanmaire est avare d'"effets") et une tension grandissante, asphyxiante, au gré des humeurs changeantes de la vénérable aïeule qui, trop heureuse d'avoir de la compagnie, se découvre une vocation de tortionnaire.

Plus-leger-que-l-air.gifLa réclusion va durer quatre jours, durant lesquels elle glisse des gâteaux secs sous la porte pour nourrir le captif, tout en lui confiant (elle y tient absolument) la mort tragique de sa mère et ses rêves de femme dans un monde d'hommes - une histoire dans l'histoire, le point commun entre les deux réside dans le titre, mais inutile d'en dire davantage.
Tout ce temps elle sermonne, gronde, disserte, console, menace, apaise, vocifére - contre les gauchos, les peronistes et les mâles en général.

Quant à l'adolescent reclus, il n'a pas voix au chapitre, c'est un simple récipient dans lequel la vieille pie déverse ses bavardages et ses sermons, un confident malgré lui (et le lecteur aussi, par extension). A aucun moment on ne l'entend, seule la voix de la vieille dame nous parvient, formant sur deux cent et quelques pages un long monologue décousu et geignard qui - et c'est là la grande réussite du roman, quand la forme colle au fond et n'est pas qu'un gadget narratif - illustre en définitive cette profonde et très ancienne solitude qui l'a rendue à moitié folle.
L'enfer c'est toujours l'Autre, aurait dit Sartre (encore un Huis clos...), à la fois geôlier et prisonnier, bourreau et victime, cet Autre qui nous révèle à nous-mêmes.


Federico Jeanmaire est argentin, spécialiste de Cervantès et auteur d'une vingtaine de romans, dont cet étonnant (et plus grave qu'il n'y parait) Plus léger que l'air, son premier traduit en France. Un nom à retenir.


Plus léger que l'air / Federico Jeanmaire (Más liviano que el aire, 2009, trad.de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon. Joëlle Losfeld, 2011)

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22 décembre 2011 4 22 /12 /décembre /2011 00:00

Cet article sur la blogosphère polar a été rédigé pour la revue Bibliothèque(s) de l'ABF (Association des bibliothécaires de France) et son numéro de juillet 2011 consacré à l'"Univers noir".
En attendant de reprendre les chroniques de livres, j'en profite pour vous souhaiter de bonnes fêtes.



La blogosphère littéraire est devenue un véritable phénomène, au point d’entamer le monopole de la parole journalistique. On pourrait paraphraser Clémenceau : « La critique est une chose trop sérieuse pour la confier à des journalistes ». Les critiques ont le blues, nous dit-on, « ... la faute à internet. Si les blogs, sites et réseaux sociaux servent désormais à faire la révolution, celle-ci n’épargne pas le journalisme littéraire. En ligne, n’importe qui est critique littéraire en ne s’autorisant que de soi-même ; la prescription des livres s’est donc diluée dans la vaste toile, partagée entre des milliers d’internautes qui sapent ainsi l’autorité de ceux qui faisaient autrefois la pluie et le beau temps dans les librairies. » (Pierre Assouline, Le Monde des Livres, 25/02/11)

Pour ce qui a trait aux littératures policières, on est en droit de se demander sur quoi repose cette supposée « autorité ». Longtemps réduit à une sous-littérature, le polar a depuis quelques années gagné en légitimité mais reste globalement ignoré des médias traditionnels, ou pour le moins abordé de façon superficielle, même si quelques bons papiers émergent ici et là. Lorsqu’ils n’entament pas le refrain : « c’est plus que du polar ! » - le mépris a fait place à la méprise -, ils se contentent le plus souvent de renvoyer l’écho des dernières modes (vague nordique en tête), élaborent des  « dossiers polar » sans saveur, accumulent généralités et approximations, autant d’indices qui témoignent sinon d’une ignorance flagrante, du moins d’un relatif désintérêt.
Tandis que les radios, les (rares) émissions télévisées, la presse écrite – générale ou même spécialisée –  ne lui accordent que peu de place, internet est un terrain fertile. De nombreux passionnés, érudits ou simples lecteurs désirant partager « sans prétention » leurs lectures, investissent les forums, rejoignent des communautés, créent leur propre espace.


image1_du-noir-sur-la-toile.jpg                                                                      © Ram

S'il ne représente qu’une faible part de la blogosphère littéraire, le nombre de blogs/sites francophones consacrés exclusivement au polar a fortement augmenté ces dernières années. On en recense actuellement une soixantaine [ce nombre a encore augmenté depuis la rédaction de ce billet], plus ou moins spécialisés, plus ou moins prescripteurs, plus ou moins consistants.

Ils séduisent des lecteurs avides de conseils et sensibles à une certaine forme de convivialité. Ils attirent aussi l’attention des éditeurs qui, sans qu’ils puissent mesurer précisément son impact sur les ventes, mettent en œuvre différentes stratégies marketing (jeux-concours, marketing viral), inondant au passage les critiques en herbe de services de presse afin de créer ou d’alimenter le « buzz ».Si elle s’est en partie substituée à la « critique officielle », il convient néanmoins de nuancer la portée et l’intérêt intrinsèque de cette nouvelle agora.


D’abord, si leur modeste influence (leur audience demeure assez faible) les préserve plus sûrement des jeux de pouvoirs et des « renvois d’ascenseur », les blogueurs sont-ils pour autant immunisés contre le copinage ou l’indulgence coupable ? Par ailleurs, l’architecture même du blog, son instantanéité, sa vocation à être fréquemment actualisé, « annulant » à chaque nouvelle publication l’article précédent, incite inconsciemment à considérer le texte comme une entité propre et auto-suffisante, sans qu’il s’inscrive dans une perspective, un contexte littéraire ou historique. Parallèlement, malgré l'interactivité propre à ces nouveaux outils, ils ne suscitent pas nécessairement de substantiels débats, les commentaires se réduisant le plus souvent à l’équation « d’accord/pas d’accord ».

Enfin, ils offrent un paysage contrasté : si certains livrent une véritable analyse, portent un jugement argumenté, dégagent une problématique, établissent des liens et une mise en réseau, d’autres, a contrario, se contentent trop souvent de raconter le livre plutôt que de le critiquer, font un usage frénétique du smiley (« j’ai adooooré ce livre :-))) »), labourent sans cesse le même champ lexical (« haletant », « frissonner », « jubilatoire »…) ou versent systématiquement dans l’enthousiasme béat.

A ce propos, une lectrice laissait sur mon blog, il y a quelques mois, le commentaire suivant : « Le fait est qu'il faudrait faire un sacré point sur l'intérêt de créer un nouveau blog littéraire aujourd'hui (quelque type de littérature que ce soit). Des blogs constitués de listes de soi-disant critiques de livres, le web en est déjà rempli, sans parler des gros sites communautaires de bibliothèques personnelles en ligne, cathédrales froides pleines de listes de "livres préférés". »
Gageons malgré tout que si la quantité ne fait pas la qualité, elle permet toutefois au bibliothécaire de multiplier les sources d'informations, de trier, de comparer les points de vue, d’enrichir la veille documentaire. Surtout, ces multiples ressources doivent lui permettre de se repérer dans le véritable maquis qu'est devenu ce marché éditorial, de le défricher, d’en explorer les versants les moins empruntés – premiers romans, « petites » maisons d’édition… –, afin que la collection reflète toute la richesse et la diversité du genre.


La surproduction éditoriale entraine d'ailleurs des effets pervers : la multiplication des éditeurs et des collections, associée à la hausse quasi-continue du nombre de parutions – entre 1500 et 2000 titres par an – entraîne un problème de lisibilité de l'offre, par un turn-over implacable sur les tables des libraires et une "espérance de vie" des nouveautés de plus en plus courte. Un livre a donc moins de chance de "trouver" son lecteur, d'autant plus que le tirage moyen, lui, diminue. Par ailleurs, l'immense succès commercial qu'il rencontre en fait un secteur florissant et donc sensible aux logiques de marché et à certaines "recettes narratives" supposées répondre (précéder ?) aux goûts du public.

Au final, si « abondance de biens ne nuit pas », encore faut-il les hiérarchiser.

 

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7 décembre 2011 3 07 /12 /décembre /2011 00:00
Qu'est-ce que le Défi de l'Imaginaire ?

Il y a quelque temps, une dizaine d'auteurs (Patrick Bauwen, Maxime Chattam, Olivier Descosse, Eric Giacometti & Jacques Ravenne, Henri Loevenbruck, Laurent Scalese, Franck Thilliez, Bernard Werber, Erik Wietzel) se réunissaient sous l'appellation "Ligue de l'Imaginaire", "portés par le même désir de redonner à la littérature de l’imaginaire ses lettres de noblesse. De faire partager leur passion pour les histoires, de rappeler que la littérature n’est pas seulement le mot, la phrase, mais aussi une trajectoire, celle du lecteur et d’un livre vers l’ailleurs. Parce que les grilles de lectures de jadis sont aujourd’hui dépassées, La Ligue de l’Imaginaire voudrait contribuer à redéfinir le paysage littéraire moderne. Rappeler que la structure narrative d’un thriller ou la minutie dans la documentation de récits dits de science-fiction n’en font pas pour autant une sous-littérature, presque indigne d’être lue. Qu’il existe un art et une exigence dans les récits d’aventure tout autant que dans une littérature dite « blanche », et que le polar français ne se limite plus depuis longtemps à des récits politiquement engagés. Notre littérature a évolué avec la société qui l’inspire, le temps est venu d’en repenser le cadre et l’horizon. Dans cette optique, la Ligue de l’Imaginaire souhaite ouvrir le débat auprès des journalistes, universitaires et amoureux des mots."

Nous sommes donc quelques-uns (chroniqueurs ou non) à nous être posé la question : qu’est-ce qu’une littérature de l’imaginaire et pourquoi, de nos jours, est-il nécessaire de défendre et de promouvoir ce type de littérature ? Est-elle (sont-elles) en péril et qui est l’assaillant ? Quels en sont les enjeux ? Les auteurs de cette Ligue répondent-ils à l'exigence de qualité et d'"imaginaire" dont ils se font les chantres ?

Chaque participant doit donc lire 10 romans, 1 pour chaque auteur de la Ligue, ce avant... la fin du monde maya (prévue comme chacun sait au 21 décembre 2012) et en faire une critique circonstanciée. Toutes les contributions sont regroupées sur un blog, que je vous invite à visiter pour plus d'informations. Vos réactions, commentaires, opinions sont évidemment les bienvenus, ici même ou directement sur le blog susmentionné.

   
Pour inaugurer ce défi : un roman d'Olivier Descosse, Les enfants du néant.

 


Les-enfants-du-neant.jpgA sa parution en 2009, Les enfants du Néant avait fait l'objet d'une campagne marketing pour le moins douteuse et qui avait suscité la polémique sur la blogosphère littéraire. De nombreux blogueurs et chroniqueurs avaient reçu une série de courriels expédiés par une certaine "Chloé Nolife", une adolescente mal dans sa peau et s'épanchant sur ses problèmes personnels. "Chloé" était en fait un subterfuge, censé illustrer les thèmes du nouveau thriller d'Olivier Descosse, lequel pour finir, apparaissait dans une vidéo, déclarant pompeusement "Chloé, c'est moi", avant de promouvoir son roman, une histoire "d'adolescents menant une vie parrallèle sur internet et impliqués dans une série de crimes particulièrement barbares."

Lecture faite, et contrairement à ce que prétend l'auteur et la maison d'édition (dans un communiqué largement diffusé sur les blogs afin de clore la controverse), force est de constater qu'il n'est pas du tout question, sinon de façon superficielle, des "dangers d'internet", de "la confusion entre le monde réel et virtuel" ou de "l'influence des images et des jeux vidéo", mais d'un banal thriller reprenant le thème du profiler traquant un tueur en série particulièrement retors, et mettant en scène une série de meurtres perpétrés à travers toute la France sur des adolescents.
   

Du neuf avec du vieux

La littérature policière fonctionnant en partie sur des schémas préétablis, il serait idiot d'en faire le reproche à Olivier Descosse. On peut déplorer en revanche qu'il traite d'un thème déjà rebattu de façon si conventionnelle, alors même que les figures du profiler et du serial killer sont usées aujourd'hui, passés à la moulinette de quantité de livres, films, séries télévisées...

La trouvaille de fin et sa volonté de malmener un peu la figure du profiler omniscient (en faisant s'écrouler les unes après les autres ses certitudes et ses théories) n'y changent pas grand-chose : l'ensemble demeure très académique, pourvu des habituels ingrédients scénaristiques et stylistiques :
- meurtres spectaculaires accomplis avec "un luxe de barbarie" ; moult rebondissements.
- chapitres courts, nombreux dialogues, phrases nominales.

Le roman laisse donc une forte impression de déjà-lu/vu, et même, semble passé de mode avec sa typologie des tueurs en série - du serial killer au copycat en passant par le cross killer - et ses exposés crimino-psychanalytiques sur les motivations profondes du tueur, les rites purificateurs mis en oeuvre à travers ses crimes, son impuissance sexuelle, sa volonté de domination et son manque absolu d'empathie pour les victimes, considérées comme les simples objets de son fantasme etc... Olivier Descosse a révisé ses cours sur les sciences du comportement et entend nous le montrer, à tel point qu'on a parfois l'impression de feuilleter Les tueurs en série pour les Nuls.

Pour le reste, ni les personnages, ni le style, ni les thèmes abordés ne permettent de distinguer Les enfants du Néant d'un énième ersatz de roman policier à la sauce serial killer. En ce sens, l'intérêt qu'on est susceptible de lui porter se mesurera aussi au nombre et à la qualité des ouvrages du même type qu'on aura lus précédemment.


Soap-thriller

Manquant singulièrement d'épaisseur, les personnages principaux - Marchand et Julia - se caractérisent d'abord et uniquement par leurs "démons" intérieurs et leurs blessures forcément "béantes", autant de malédictions et de plaies mal cicatrisées que l'enquête - pourvu qu'elle soit résolue, et on sait qu'elle le sera - doit leur permettre de conjurer et de panser.
 
François Marchand (signes extérieurs de respectabilité : roule en 4X4 et possède un appartement parisien avec vue sur la Seine) est un ancien psychanalyste devenu profiler, à la suite d'un drame familial : l'un de ses patients a assassiné sa femme quelques années plus tôt. Cet homme l'avait menacé, et Marchand n'en a pas tenu compte. Dévoré par la culpabilité et en quête de rachat, il est rentré dans la police afin de stopper lui-même des tueurs psychopathes. Le reste du temps il culpabilise encore, parce qu'il ne passe assez de temps avec sa fille, elle-même traumatisée par le drame.

Sa jeune collègue, Julia Drouot, joue le rôle de la fliquette de service. Jeune, aussi volontaire qu'inexpérimentée (c'est peut-être pour cela qu'elle se permet à tout bout de champ de braquer son flingue sur les témoins), elle aussi est marquée par un passé douloureux, son père ayant été condamné pour pédophilie lorsqu'elle était enfant. Elle est également très désirable, ce qui va nous permettre d'assister à l'inévitable histoire d'amour, et sa figure imposée : la scène de sexe. Scène dont on aurait pu louer l'effort sémantique si elle n'était pas d'un ridicule achevé. Je vous en livre quelques saillies : "Alors un désir fou monta en lui. Une coulée de lave qui le consuma jusqu'au vertige." ; "Planté en elle jusqu'à la garde, François sentait son ventre frotter contre le sien. Deux silex polis, dont jaillissaient des étincelles." ; "Julia l'avait emporté bien au-delà, jusqu'au point de fusion où les âmes se rejoignent." Je ne sais plus quel écrivain a dit qu'il n'y avait rien de plus difficile à écrire qu'une bonne scène de sexe, mais je le crois volontiers, et il vaudrait mieux parfois s'en dispenser.

Le roman verse ensuite dans une sorte de soap (qui trouvera son apothéose au dénouement, j'y reviendrai), les deux tourtereaux se posant des questions existentielles (N'est t-il pas trop compliqué pour moi ? Pourquoi j'ai mélangé "boulot et cul" ? etc.) entre deux interrogatoires ou courses-poursuites.



Style & structure narrative
     
L'épisode amoureux est assez représentatif : un style versant trop souvent dans l'emphase et tout à fait banal le reste du temps (un exemple parmi d'autres : "L'Ange du Mal. Aussi attirant que le pêché, plus dangereux que la damnation. Son visage possédait une grâce noire, puisée aux sources mêmes de la perversité"). 
C'est tout le problème : Descosse, comme tant d'autres, nous cause d'amour, de mort, de rédemption, mais avec tant de maladresses et sur un ton si grandiloquent qu'il est difficile de le croire - il s'exprime au premier degré mais on l'entend au second.

En tout cas de quoi alourdir et ralentir considérablement le rythme imprimé au roman, une succession rapide - et purement linéaire - de fausses pistes, de revirements, de déplacements (on est bringuebalé entre Paris, Grenoble et Avignon) qu'on peut éventuellement qualifier d'"efficace", si tant est qu'on s'est pris au jeu.

Mais si, comme c'est mon cas, on n'est pas "embarqué" dans l'histoire, alors on reporte son attention ailleurs, on remarque les traces de colle - c'est le bon pote de Julia qui s'avère être, ça tombe bien, un spécialiste du rock métal ; c'est ce hasard bienvenu qui fait que le père d'un des suspects a couché avec la première victime, ce qui au final mettra tout le plan de l'assassin par terre ; c'est ce SDF qui, vivant juste en face du domicile de la troisième victime (un squat situé en face d'une maison bourgeoise, dans un quartier huppé...), fait un témoin inespéré. 
On est aussi plus attentif aux représentations sociales et symboliques nichées dans l'intrigue.



Le Bien et le Mal

Chez Descosse, les victimes, les coupables et les suspects (tous des témoins directs ou indirects) forment trois groupes distincts, clairement séparés par la frontière entre le Bien et le Mal.

- Les victimes sont des adolescents mal dans leur peau, tombés dans la prostitution, attirés par le satanisme (!!) ou anorexiques. Or, à aucun moment l'auteur ne donne véritablement à réfléchir sur la prostitution des mineurs, l'anorexie ou les tendances suicidaires chez les adolescents. Ces problèmes de société ne sont évoqués qu'en surface, sans profondeur de vue ni réelle mise en perspective. Au contraire, il donne plutôt le sentiment de surfer sur des sujets "à la mode", équipé d'une compassion de circonstance.
Quant aux parents des victimes, ce sont des commerçants aisés, des catholiques pratiquants et un couple de bobos travaillant dans les médias. Soit.
- Les coupables (des adolescents, eux aussi, qui ont servi de rabatteurs à l'assassin) sont fascinés par le cinéma gore et d'horreur, et ont reproduit des scènes de films célèbres - Halloween, Vendredi 13, Les griffes de la nuit -, filmant leur crime afin de se faire une collection de snuff-movies (on apprend au passage que Orange Mécanique était "une ode dédiée à l'ultraviolence"). Eux n'auront droit ni à la vie sauve ni à des soins psychiatriques.
- Les suspects, même innocents, demeurent... suspects. A ce propos je dois dire que, plutôt que l'amoncellement de cadavres, c'est surtout l'accumulation d'amalgames grossiers, d'anathèmes et d'approximations qui m'ont fait frémir. Ainsi, l'enquête nous oriente successivement vers un pervers sexuel, des SDF drogués contrôlés par un fou furieux surnommé "Le Pitbull", puis des amateurs de rock Metal sitôt assimilés à des satanistes sanguinaires (au passage, les punks et les gothiques sont mis dans le même sac). Pour finir par impliquer un vieil anar : c'est par son intermédiaire que l'assassin et ses complices se sont rencontrés et ont fait copain-copain. Je vous laisse méditer sur les liens unissant la violence comme instrument de lutte sociale et les "boucheries perpétrées sur les ados qui pouvaient s'inscrire dans cette ligne de pensée".

Dans cette même ligne de pensée, on peut aussi méditer sur quelques hautes considérations philosophiques annexes, comme quoi l'homosexualité est une "déviation psychique" et l'impuissance "un symptôme fréquent chez les travestis", sans compter que dans les "quartiers sensibles" "la mixité ethnique n'arrangeait rien".

Ces schémas et ces raccourcis grotesques participent à mon sens d'un imaginaire figé, frelaté, un empilement d'images et de références fortement connotées susceptibles, par leur charge émotionnelle et les fantasmes qui s'y rattachent, de capter à peu de frais l'attention du lecteur. On est sur le même registre lorsqu'il s'agit de la typologie des lieux (crypte, squat, cité HLM, boite de nuit peuplée de personnages interlopes, où résonne une musique diabolique...) et du champ lexical ("ténèbres", "La Bête", "l'ange du mal", "l'antre du diable", "Antéchrist"). A la télévision, on parlerait d'un "fort potentiel d'audimat".

On touche là un point intéressant : sans toutefois former un corpus idéologique - n'exagérons rien -, les idées que le roman véhicule, consciemment ou non, forment une représentation du monde. Fragmentaire, simpliste, contestable, certes, mais une représentation tout de même, ce qui entre en contradiction avec le discours des membres de la Ligue de l'Imaginaire, dont la seule ambition, disent-ils, est simplement de "raconter des histoires", en dehors de toute contingence politique ou sociétale.


Ces amalgames et jugements à l'emporte-pièce n'ont, à mon grand étonnement, soulevé aucune objection ni commentaire dans les nombreuses chroniques (positives ou négatives) que j'ai pu lire sur les blogs ou dans la presse. Nulle part il n'en est fait mention. Les lecteurs ont-ils considéré ces éléments comme de simples et innocents gadjets romanesques ? En ont-ils fait abstraction ? Le thriller serait-il à ce point considéré comme un pur divertissement qu'il est inutile de s'intéresser au "fond", aux thèmes développés ? *

Toujours est-il qu'ici, tous les élements du récit - la complexité des personnages, la vraisemblance des situations, la richesse de la langue... - sont sacrifiés et soumis à un seul impératif : l'action, la vitesse, et cette volonté permanente de happer le lecteur, coûte que coûte, quitte à dire n'importe quoi. Aller vite, même si ça ne mène nulle part, si ce n'est vers la révélation du coupable et son arrestation.


Ze power of love

Après avoir épuisé plusieurs pistes et suspects, l'enquête finit par désigner comme l'assassin... la propre fille de Marchand. Un coupable attendu, hélas, c'est l'ennui avec ce type de roman policier où tous les éléments revêtent une signification : lorsque les "signes" sont trop visibles, le suspense s'en ressent. On finit donc par se douter que la fille du flic, mentionnée ou présente à plusieurs reprises, aura un rôle à jouer, celui de victime ou de coupable. Or, plus Marchand patine, plus on comprend que le meurtrier fait partie de son entourage. A partir de là, et après avoir fait le tour des protagonistes, il ne reste guère qu'une possiblité...

La confrontation finale donne lieu à une scène abracadabrantesque, un règlement de comptes familial durant lequel la jeune Charlotte explique à son papa qu'elle a organisé toute ces meurtres et ces mises en scène macabres simplement pour le punir, le jugeant responsable de la mort de sa mère. Rarement on aura vu révolte adolescente plus disproportionnée et sanguinolente...

Alors qu'elle le menace d'une arme et s'apprête à le tuer, Julia surgit fort à propos, volant au secours de son nouvel amoureux. Une fois Charlotte mise hors d'état de nuire (elle est blessée, pas tuée), il est temps de consoler un François encore sous le choc : Julia sera l'instrument de sa rédemption - "Elle savait que sa seule force serait dans son amour. Elle le sentait grandir, se déployer, balayer les obstacles que sa raison dressait. Cet homme avait touché son âme. (...) Le vent siffla dans les arbres. Un souffle glacial et pur qui semblait vouloir tout laver." 

Un dénouement au goût de guimauve qui vient clore un pâle divertissement d'une grande pauvreté romanesque, où s'entassent idées reçues, poncifs racoleurs, personnages monolithiques, raccourcis grossiers, coupable improbable et jargon psychanalytique. N'en jetez plus.  
   

Les enfants du néant / Olivier Descosse (Michel Lafon, 2009)



* Dans une interview parue dans le dernier numéro de la revue Mouvements ("Du polar à l'écran, normes et subversions"), le romancier Jean-Paul Jody expliquait notamment, à propos de son thriller La route de Gakona : "Du roman, la presse, les blogs et les lecteurs n'ont retenu que les scènes d'action. Il y a des moments où il faut faire des choix et je vais cesser de passer des heures en documentation pour donner libre-cours à ce que j'aime bien faire par ailleurs, c'est-à-dire des scènes d'action assez originales. Ce qui a été plébiscité dans La route de Gakona, c'est l'aspect polar et pas du tout l'aspect informatif".

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30 novembre 2011 3 30 /11 /novembre /2011 00:00

Yasuko Hanaoka est une jeune femme célibataire élevant seule sa fille Misato. Harcelée par son ex-mari, elle finit par le tuer au terme d'une violente dispute. C'est alors qu'entre en scène son voisin Ishigami. Secrètement amoureux d'elle, il lui offre son aide, et met sur pied un plan particulièrement ingénieux.

Le-devouement-du-suspect-X.jpgSi les deux romans traduits en France du japonais Keigo Higashino s'apparentent au roman d'énigme, La maison où je suis mort autrefois recourait au mystérieux, voire à l'épouvante, là où Le dévouement du suspect X fait appel à la raison, et tient essentiellement du jeu de logique.
La question ici n'étant pas tant de découvrir qui est le coupable - on l'apprend dès le début - ni les motifs du dévoué Ishigami , mais de comprendre comment il s'y est pris et, en définitive, s'il se fait prendre ou non. En ce sens, c'est l'astucieux stratagème d'Ishigami qui constitue l'énigme.   
  
Homme solitaire et taciturne, occupant un modeste poste de professeur de collège alors que ses extraordinaires facultés le prédestinaient à une brillante carrière, Ishigami a voué sa vie aux mathématiques, et c'est avec une rigueur toute scientifique qu'il met en place un ensemble de subterfuges afin de camoufler le crime et d'égarer la police.
Empêtré dans ses conjectures et ses hypothèses, l'inspecteur Kusanagi s'en remet, comme souvent, aux capacités de déduction de son vieil ami Yukawa, brillant physicien et dénominateur commun de l'affaire, puisqu'il s'avère aussi être un ancien camarade d'université d'Ishigami. C'est à lui qu'il reviendra - et au lecteur, par extension - de démêler l'écheveau mis en place par le mathématicien, et de se poser la question : "Quel est le plus simple, vérifier la solution d'un problème, ou vérifier sa solution ?" (1) 

Habilement agencé, Le dévouement du suspect X est un roman "clos" où chaque élément correspond à une pièce du puzzle, où chaque raisonnement conduit vers la résolution du problème. C'est aussi la limite de ce type d'exercice (même s'il est parfaitement exécuté), rapidement circonscrit à un "simple" jeu de pistes et de faux-semblants, et reléguant au second plan l'aspect affectif, la chair des personnages. Pour autant, Higashino ne se montre pas insensible à la logique des sentiments : c'est encore le facteur humain, l'imprédictible variable de l'équation, qui fera fatalement irruption.


Le dévouement du suspect X / Keigo Higashino (Yogisha X no Kenshin, 2005, trad. du japonais par Sophie Refle. Actes Sud, actes noirs, 2011)


(1) ce questionnement est issu d'un célèbre problème mathématique - dit "N=NP" -, lui-même mentionné dans le roman. Si vous êtes insomniaque, masochiste, ou concourez pour la médaille Fields, vous pouvez toujours vous y frotter chez Mr Wiki.

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