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14 juin 2011 2 14 /06 /juin /2011 00:00

On rentre dans le roman comme on monte sur le ring : Sporting de Juvisy, George "le Mur" s'en prend plein la gueule et rend tout ce qu'il peut. "Mal aux bras. Manque de souffle. Et l'autre qui respire comme une loco". Dix pages de combat, les phrases claquent, cognent, vous acculent dans les cordes. Au bout, une victoire à la Pyrrhus contre un gamin de 20 ans, contre le temps enfui et la jeunesse révolue - métaphore de tout ce qui va suivre. 
   
CouvMurKabyleMarinC'est une histoire en deux temps, à un demi-siècle de distance, autour d'un trio de personnages* : George, flic municipal et boxeur au bout du rouleau ; Verini, jeune appelé de la Guerre d'Algérie envoyé dans un DOP près d'Orléansville ("détachement opérationnel de protection", en clair un centre de rétention où l'on torture les "fells") où il rencontre  Rachid le "Kabyle", et noue avec lui une impossible amitié.

C'est l'histoire d'une sale guerre racontée à hauteur d'homme, celle d'un soldat réfractaire qui refuse de "descendre à la cave" mais ne peut ignorer les cris qui s'en échappent et le poursuivront tout au long d'une vie d'errance.

C'est l'histoire d'un passé qui remonte à la surface, cinquante ans plus tard : les trois hommes, réunis par les circonstances (mais chacun naviguant à vue dans sa propre solitude) ont affaire à des flics véreux et d'anciens partisans de l'Algérie française, hommes d'influence ayant rejoint le cocon de l'extrême-droite après l'Indépendance.


Au-delà de la Guerre d'Algérie et des exactions de l'armée française, il est surtout question de la continuité de l'Histoire (le récit de Verini, au présent, marque la proximité temporelle, et donc l'influence des événements) et du rapport au passé. Un passé qui n'en finit pas de mourir, de ranimer la peur et les rancoeurs, d'imprimer ses silences et ses malentendus sur les souvenirs des survivants, partagés entre mémoire et oubli - auxquels renvoie symboliquement l'épisode amnésique de George. Ce dernier est d'ailleurs pressé à plusieurs reprises de choisir son camp : Verini ou Rachid, refoulement ou réminiscence, clémence ou vengeance. 

Au bout du périple, Rachid et Verini, les deux ennemis intimes, feront face à leurs démons, sous les traits d'un vieillard impotent et pathétique. A défaut de revenir en arrière et d'"équilibrer les comptes" comme l'exigeait vainement le Kabyle, ils trouveront (enfin) l'espoir d'une paix partagée.
    
   
Le lecteur, lui, trouvera ce qui se fait mieux actuellement dans le roman noir français, avec quelques autres. Justesse du ton et maîtrise narrative : Le Mur, le Kabyle et le Marin (drôle de fable) est aussi le plus abouti des romans d'Antonin Varenne - le plus personnel également ("à Pascal Varenne, mon père, dont le témoignage et les confidences ont de peu précédé la mort"), ce qui n'est sûrement pas étranger à l'émotion qui s'en dégage.


Le Mur, le Kabyle et le Marin / Antonin Varenne (Viviane Hamy, Chemins nocturnes, 2011)

* Antonin Varenne affectionne les trios, on dirait - voir Fakirs et Le gâteau mexicain.

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7 juin 2011 2 07 /06 /juin /2011 00:00

Sunny Pascal, détective/garde-chiourme pour vedettes de cinéma, est engagé sur le tournage de La nuit de l'iguane de John Huston, afin de surveiller les alentours et d'éloigner les ennuis que ne manquent pas de provoquer une brochette d'acteurs névrosés, égocentriques et dédaigneux. J'ai nommé Ava Gardner, Deborah Kerr, Sue "Lolita" Lyon, ainsi que le couple mythique Richard Burton/ Liz Taylor, dont la love story mouvementée attire des nuées de paparazzi. 

Martini shootDans la chaleur tropicale de Puerto Vallarta, un village de pêcheurs situé sur la côté occidentale du Mexique et réquisitionné pour l'occasion, la tension et l'animosité entre les acteurs sont si fortes que John Huston a offert à chacun d'eux un pistolet en or et cinq balles d'argent gravées à leur nom (l'anecdote est avérée). L'ennui, c'est qu'une des balles est retrouvée dans un type tout ce qu'il y a de plus mort, forçant ainsi Sunny à descendre de son tabouret de bar.


Sous l'égide de Chandler et Taibo II (références un brin écrasantes, citées dans sa postface), Haghenbeck livre un roman noir à l'ancienne, d'où émerge le personnage de Sunny, paradigme du détective hard-boiled : à la fois désabusé et caustique, notre homme passe son temps à boire, à se faire casser la figure et fourrer son nez partout, naviguant entre femmes fatales et types louches, rançons et traquenards, projectiles et réparties, le tout copieusement arrosé d'alcool...

Mais au-delà du jeu des clichés, la partie la plus intéressante du roman réside dans le double jeu d'apparences - et d'artifices - qu'il met en scène : le vernis glamour des icônes hollywoodiennes craquelle peu à peu, laisant entrevoir des personnalités peu reluisantes, tandis que les décors du film dissimulent tant bien que mal les manoeuvres souterraines visant à transformer un petit coin de paradis en pompe à fric touristique*.
  
Cependant, l'auteur s'en tient à l'esquisse, et laisse le roman reposer essentiellement sur son imagerie et son ambiance, plutôt que sur l'intrigue, quasi-inexistante. Du coup certains resteront peut-être sur leur faim, et se consoleront en étanchant leur soif, chaque chapitre s'ouvrant sur une recette de cocktail, du Side-car au Mojito en passant par le Mai tai.
Rond et gouleyant, en somme. A vos shakers !




Martini shoot / F.G. Haghenbeck (Martini shoot, 2010, trad. de l'espagnol (Mexique) par Juliette Ponce, Denöel & d'ailleurs, 2011)

* suite au tournage (le film est sorti en 1964), les cabanes de pêcheurs ont fait place aux hôtels et aux buildings, et Puerto Vallarta est devenue une station balnéaire très courue des yankees.

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31 mai 2011 2 31 /05 /mai /2011 00:00

Rouge gueule de bois, premier et singulier roman naviguant entre le polar et la SF à la papa, fait partie de ces Objets Littéraires Non Identifiés (avec soucoupe volante en prime) à la fois déroutants et enthousiasmants, formidables antidotes à la standartisation.


rouge gueule de bois couvArizona, 1965. Tandis que Buzz Aldrin est en orbite et que se profile la fin du monde, Fredric Brown, écrivain rincé et alcoolique notoire, écluse dans un bar de Tucson. Débarque Roger Vadim, réalisateur noceur de Et Dieu créa la femme. Alignant les verres, ils causent crime, mobile et alibi, jusqu'à ce que Brown se mette en tête de réaliser le meurtre parfait en se servant d'un sosie, un dénommé George Weaver*.

Après un détour par le Nouveau-Mexique, les deux compères entament une virée éthylique et loufoque dans une Amérique post-apocalyptique, peuplée de fantômes, d'Hell's Angels anthropophages, d'allumés New Age, et j'en passe. Poursuivis par la Reine noire de Sogo et un faux agent du FBI, il leur faut aussi retrouver la femme de Vadim, la voluptueuse Barbarella.



Ambiance pop et délicieusement kitsch, créatures éthérées et belles carrosseries pour un véritable gueuleton romanesque, festif, fantasque, fantasmagorique.

Tout entier porté par l'étrange beauté de sa langue et les surprenantes images qu'elle fait naître, Rouge gueule de bois est aussi le roman-miroir d'une Amérique des fifties tiraillée entre ses rêves de conquête spatiale et ses angoisses de guerre atomique. 


Ce qui ne gâche rien, le travail des éditions La Volte - format, police de caractères, couverture - est particulièrement soigné, et l'appendice (index, notes de voyages, citations...) apporte une saveur supplémentaire au livre.


Si je ne vous ai pas suffisamment aiguisé l'appétit, vous pouvez toujours lire l'interview de Léo Henry par Christophe Dupuis.
   

clef-abri-atomique-300x200                                                     "Quand les abris atomiques étaient en vogue"



Rouge gueule de bois / Léo Henry (La Volte, 2011)

* George Weaver n'est autre que le personnage principal de La fille de nulle part, un roman de Brown paru en 1951. Les nombreuses allusions et références à l'oeuvre de l'écrivain américain devraient d'ailleurs ravir ses fans.

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24 mai 2011 2 24 /05 /mai /2011 10:47

Avertissement préliminaire : si vous choisissez de lire ces quelques lignes, sachez que le roman perdra dès lors de son intérêt. Intérêt déjà faible par ailleurs, qui se résume en tout et pour tout à cette énigme : 
"Imaginez que vous receviez une lettre anonyme, vous demandant de penser à un nombre entre 1 et 1000. Imaginez, jointe à ce courrier, une seconde enveloppe, où se trouve le nombre exact auquel vous venez de penser."



658 VerdonPour le reste, John Verdon nous sert l'éternelle soupe liophylisée du thriller arôme serial killer : le duel entre un psychopathe machiavélique à l'enfance traumatisante et un flic légendaire marqué par un drame familial.

Le tout délayé dans 450 pages de mauvaise graisse romanesque, à commencer par les maladroits atermoiements du héros et son mariage à vau-l'eau, qui échouent à donner chair à un personnage à peine moins caricatural que les autres et ne suscitant aucune émotion particulière - une lacune rédhibitoire alors que ce type de roman repose essentiellement sur l'empathie du lecteur, sa capacité à s'identifier au(x) protagoniste(s), à "trembler" pour lui.

Dans un bon jour, cependant, il n'est pas exclu qu'on se laisse entraîner dans le jeu de piste, dodelinant de la tête à mesure que le roman oscille entre énigme, procedural et action, échafaudant paresseusement quelques stratagèmes, empruntant docilement les fausses pistes que l'auteur nous soumet, et jouant aux devinettes... Comment le tueur graphomane parvient-il à deviner les pensées de ses futures victimes ? "Lorsque vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité", disait Sherlock. Si inepte soit-il, est-on tenté d'ajouter ici : imaginez que le bonhomme sélectionne ses futures victimes grâce... au publipostage.

Une fois le mystère des nombres éclairci, reste à démasquer le méchant et boucler l'enquête, ce qui donne lieu à 50 pages de clichés éculés et de scènes grand-guignolesques, entre freudisme de comptoir (ah, l'arme cachée dans la peluche/doudou...), ficelles grosses comme le poing et happy-end lacrymal.
Dans le même genre, ça ne devrait pas être très difficile de trouver mieux.


658 / John Verdon (658, 2010, trad. de l'américain par Philippe Bonnet et Sabine Boulongne. Grasset, 2011)

juste pour rire...

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19 mai 2011 4 19 /05 /mai /2011 00:00

Si on vous dit "Scarface", vous pensez à qui ? Al Pacino, Hawks, Armitage Trail ?
Paru en 1930, ce classique du "roman de gangsters" quelque peu oublié - et occulté par les films qu'en ont tirés Howard Hawks (1932) puis Brian de Palma (1983)* -, reprend des couleurs grâce aux crayons de Christian De Metter, qui s'était déjà distingué avec Shutter island, dans la même collection.

Scarface Après avoir abattu un caïd local, Tony Guarino fuit le pays pour les champs de bataille de la vieille Europe. Il en revient avec des médailles, une balafre en travers du visage et une nouvelle identité. Devenu homme de main pour le compte de Johnny Lovo, le "Balafré" devient bientôt l'homme en vue, puis l'homme à abattre.

En racontant l'ascension fulgurante d'un italo-américain des quartiers pauvres au sein de la pègre de Chicago, Armitage Trail fut l'un des premiers à dépeindre la réalité criminelle d'une époque - trafic lié à la prohibition, guerre de territoires, corruption de l'administration...- en adoptant le point de vue du malfrat (Al Capone ayant par ailleurs inspiré le personnage de Tony).

Contraint d'emprunter quelques raccourcis par rapport au roman, format BD oblige (notamment l'épisode de la Grande guerre, expérience déterminante dans la construction mentale de Tony, qui finit de faire de lui un assassin), De Metter s'en tire remarquablement. Et puis ces couleurs.... Les images - tons froids, teintes tirant sur le brun et le vert - sont tout simplement magnifiques.

Surtout, au-delà de la mythologie du gangster modèle Ford-T et de la succession de fusillades et de guet-apens, De Metter a su rendre (dès la première planche) la dimension tragique du récit et le fatum familial de Tony - son propre frère, devenu chef de la police, sera l'instrument de sa perte.   

Aussi bien, quand on dira "Scarface", on pourra désormais répondre "De Metter".


bd2010 003

Conseil(s) d'accompagnement : dans un article passionnant, Benoît Tadié s'appuie sur Scarface et Le petit César de Burnett (ce dernier participera au scénario du... Scarface de Hawks) pour établir un parallèle entre l'Ecole de Chicago et le roman noir américain des années 20.


Scarface / Christian De Metter, d'après le roman d'Armitage Trail (Rivages/Casterman/Noir, 2011)

* rejoignant ainsi une longue liste de romans, tels La nuit du chasseur de David Grubb, Les 39 marches de John Buchan, Les Diaboliques de Boileau/Narcejac ou encore Psychose de Robert Bloch (réédité dernièrement chez Moisson Rouge), pour ne citer qu'eux.

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15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 00:00
En lisant le dernier Pelecanos, je pensais à ce vieil ami de la famille qu'on écoutait d'une oreille, gamin, alors qu'il se mettait en tête de vous "expliquer la vie". Jusqu'à ce qu'un de vos proches vienne à votre secours : "Arrête avec tes histoires, George, tu vois pas que tu l'ennuies ?".

Mauvais filsL'histoire, c'est celle de Chris Flynn, qui a force de multiplier les conneries, se retrouve dans un centre de détention pour mineurs, au grand dam de ses parents, des blancs de la classe moyenne. On le retrouve quelques années plus tard, en train de bosser dans la petite entreprise familiale, "Les Sols fabuleux de Flynn".

Si leurs relations se sont apaisées, père et fils ont toujours du mal à communiquer et à dénouer ce gros noeud de déceptions, de frustrations et d'incompréhensions mutuelles. Thomas Flynn, qui nourrit depuis toujours un complexe d'infériorité en croisant les médecins ou les avocats de son quartier, espérait autre chose pour son fils que de poser des moquettes toute sa vie. 
Chris, lui, veut juste mener une existence normale et s'en tire plutôt bien. Jusqu'au jour où avec son pote Ben ils découvrent un gros paquet de fric, planqué sous un parquet. 


Très proche d'Un jour en mai par sa structure (et son happy-end sirupeux, hélas, avec coeurs gravés sur les arbres), Mauvais fils brasse quelques-uns des thèmes chers à l'auteur : les relations père/fils, l'éducation, la "seconde chance", la responsabilité individuelle, ainsi que la géographie humaine de Washington.
Sauf qu'ici Pelecanos donne l'impression de réciter sa leçon, surlignant maladroitement son propos, et délivrant par ailleurs un discours un brin didactique et lénifiant sur la répression/prévention/réinsertion des délinquants juvéniles.

On aura écouté l'ami George jusqu'au bout, mine de rien. Reste qu'il s'est déjà montré beaucoup plus inspiré.  


Mauvais fils / George Pelecanos (The Way Home, 2009, trad. de l'américain par Etienne Menanteau. Seuil Policiers, 2011)

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10 mai 2011 2 10 /05 /mai /2011 00:00

"Je la détestais.
Et je me sentais plus proche d'elle que jamais.
Maudite Gloria."

Adieu GloriaJupe en tweed et corsage blanc, elle (narratrice anonyme) est comptable dans un club de seconde zone et s'ennuie fermement. Jusqu'au jour où la sublime et glaciale Gloria la remarque et entreprend de faire son éducation.
Ramasser et déposer des "enveloppes" dans les casinos, les salles de jeux, les hippodromes. Savoir s'habiller, se tenir, garder la tête froide, toujours avoir "trois coups d'avance". Ambitieuse, la fausse ingénue apprend vite, et s'amourache bientôt d'un flambeur fauché et bonimenteur...

Roman d'apprentissage sauce gangsters et ambiance fifties pour ce polar vintage qui mêle rivalité féminine, trahisons, jeux de pouvoir et de séduction.

C'est tout un imaginaire* que convoque une Megan Abbott fascinée par l'Amérique des années 40/50 (elle tend même à lui conférer une dimension mythologique, en omettant de situer précisément l'époque à laquelle se déroule le récit).
On imagine les voix chaudes et suaves des égéries, le glissement de la robe-fuseau sur leurs hanches et le chuintement du vison, la lumière tamisée d'arrière-salles enfumées, le bruit de la roulette et des jetons qui s'entrechoquent, le danger qui guette et le drame imminent...

Aussi brillant soit l'exercice de style, l'original vaut souvent mieux que la copie, me direz-vous. Sauf qu'Adieu Gloria, e
n inversant les prises mâle et femelle, revisite astucieusement certains clichés du genre, à commencer par l'archétype du "trio infernal" : la tentatrice est ici un tentateur, "un homme fatal" qui va semer la zizanie entre deux femmes (le maître et son novice, un autre couple/cliché). Dès lors, l'affrontement des tough girls est inévitable. Sur qui allez-vous miser ?


Adieu Gloria / Megan Abbott (Queenpin, 2007, trad. de l'américain par Nicolas Richard. Ed. Du Masque, Grands formats, 2011)

* un imaginaire brouillé cependant par la traduction, certains termes argotiques ("pépée", "un cave" ou "turbin") renvoyant davantage à Audiard qu'à Billy Wilder ou Robert Siodmak, si vous voyez ce que je veux dire. On peut écouter Nicolas Richard, le traducteur, dans l'émission Ondes Noires)

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4 mai 2011 3 04 /05 /mai /2011 00:00

"L'entreprise, c'est secret ", écrit Marin Ledun, qui s'applique ici à lever un coin du voile. Prenant pour cadre une plate-forme de télé-opérateurs et empruntant la voix d'un médecin du travail, il aborde avec une rare acuité et une colère salvatrice la question de la souffrance au travail.

Les visages écrasésConfrontée quodiennement au
délabrement physique et psychique des salariés, réceptacle de leur désespoir - jusqu'au trop plein -, débordée par l'ampleur de la tâche, le Dr Carole Matthieu est au bout du rouleau. Gavée au régime dissocié psychotropes/tranquilisants, se heurtant systématiquement au déni ou au cynisme de la direction, elle en vient à abréger les souffrances de ses patients.

Faire d'un médecin un assassin ? Le choix d'axer l'intrigue sur ce personnage était risqué mais s'avère finalement judicieux. D'une part parce qu'il apporte une dynamique au récit (bien que ses nombreuses tergiversations puissent lasser), d'autre part parce que le médecin du travail est un vecteur idéal dans ce contexte, simultanément acteur et témoin de la vie de l'entreprise. 


A la fois terriblement lucide et en pleine confusion,  perdant progressivement le contrôle d'elle-même et de ce qui l'entoure, elle est obsédée par sa "mission" : réunir des preuves, hurler la vérité à la face du monde. Rapports d'expertise, notes, évaluations... Tout est là.
Les faits : pressions et humiliations, ordres et contre-ordres, suspicion et flicage, mutations forcées, objectifs inatteignables. Les résultats : idées noires, perte de confiance, insomnies, burn-out, dépression, pulsions auto-agressives. Suicides.

Ce que montre Marin Ledun, au-delà des rôles interchangeables de bourreau et de victime, de manager et d'employé, c'est que le véritable problème ne provient pas de quelques individus, aussi mal intentionnés soient-ils, mais obéit à un système. "Le problème c'est l'organisation du travail et ses extensions". Les lois comptables et à la rationalisation extrême du travail soumettant des salariés pressurisés et réduits à l'état de machines-outils.


Le prologue et l'épilogue, saisissants à souhait, encadrent un récit minutieusement élaboré et particulièrement oppressant, servi par un style lapidaire d'où s'échappe un sentiment d'urgence. Urgence à dire, à montrer, à stopper le carnage.
Surtout, Les visages écrasés a le mérite de nous faire percevoir avec force un phénomène qui, bien que largement (mais superficiellement) relayé dans les médias, demeure une relative abstraction, difficile à saisir dans sa mécanique brutale.



Conseil(s) d'accompagnementL'enquête de Philippe Claudel ainsi que Retour aux mots sauvages de Thierry Beinstingel (qui s'intéresse plus particulièrement au phénomène de la novlangue et de ses effets pervers) traitent sensiblement des mêmes thèmes.


Les visages écrasés / Marin Ledun (Seuil, Roman noir, 2011)

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30 avril 2011 6 30 /04 /avril /2011 00:00

Considéré par les amateurs comme une figure de la SF actuelle (cf par exemple le n°61 de la revue Bifrost), Thierry Di Rollo fait une incursion dans le polar, tout en nous projetant dans un futur proche.

Préparer l'enfer2022, second tour des élections présidentilles. Les sondages donnent vainqueur Saulnier, du parti d'extrême-droite Le Franc, devant Mautremont, le candidat sortant social-démocrate.

Le dénommé Mornau n'a aucun doute sur l'issue du scutin. Il connaît l'avenir, il y a contribué. C'est ce qu'il est en train d'expliquer au "petit inspecteur" qui vient de l'arrêter sans qu'il n'oppose de résistance. Son enrôlement au Franc comme porte-flingue, le maniement des armes, son apprentissage auprès de Brunard, la tête pensante du parti. La façon dont les idéologues du parti ont manoeuvré pour s'emparer du pouvoir, provoquant successivement l'échec du "Petit" puis d'une gauche timorée.


Comme tout roman d'anticipation sociale, Préparer l'enfer décrit un futur éventuel en s'appuyant sur le présent. Une façon pour Di Rollo de nous alerter concernant la propagation de la vidéo-surveillance (qui trouve habilement son apogée à la fin du roman, quand c'est l'individu lui-même qui épie et dénonce son voisin), la lente érosion des libertés individuelles, et surtout la banalisation de l'extrême-droite.

Banalisation en bonne marche d'ailleurs, il suffit d'observer comment, depuis quelque temps, la Présidente du Front national gagne en respectabilité parmi les médias et la population, comment elle polit son image de présidentiable, en signifiant son exclusion à un jeune conseiller du parti pris en flagrant délit de salut nazi ou en déclarant personæ non gratæ les skinheads pour le cortège du défilé du 1er mai.

Di Rollo approfondit encore sa réflexion, et développe un concept tout à fait intéressant de "démocratie ajustée" : "Réduire les libertés progressivement et, en même temps, ne jamais compromettre l'esprit de contestation, le laisser vivre pleinement. Les masses laborieuses, ou plutôt ce qu'il en reste, continuent de protester, de réclamer le maintien de leurs droits, sans se rendre compte un seul instant que ces mêmes droits s'amenuisent par petites touches, à la faveur de réformes a priori indépendantes, mais finalement conjuguées. Réduire la liberté, donner l'illusion qu'elle est intacte parce qu'on peut encore se battre pour la conserver, lier ce bouillonnement social avec la coercition et la culture de la peur. Et la paranoïa sécuritaire. Vous comprenez ?"



Reste que la trame romanesque est aussi mince qu'un bulletin de vote (certains épisodes - la jeunesse morne de Mornau, son amour à sens unique pour une voisine, leurs jeux dangereux - n'apportant que peu de matière et de sens), et laisse finalement place à un roman à thèse. Roman salutaire, néanmoins.


Préparer l'enfer / Thierry Di Rollo (Gallimard, Série Noire, 2011)

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26 avril 2011 2 26 /04 /avril /2011 00:00

"Vous comprenez ça vous-même. S'il restait vivant, il n'était qu'une source d'ennuis." 

Publié à la Série Noire dans les années 50 (certainement dans une version tronquée), Noires sont les ailes de mon ange (sacré titre, quand même...) est aujourd'hui réédité chez Rivages, dans une nouvelle traduction. C'est le seul roman publié en France d'Elliott Chaze (1915-1990), journaliste et romancier américain encensé notamment par Bill Pronzini.


Noires sont les ailes de mon angeL'histoire est simple et rassemble quelques grands thèmes du roman noir : cavale, braquage et femme fatale. Qui dit fatale dit fatalité, et celle-ci pèse comme une enclume sur le récit de Timothy Sunblade, qui raconte rétrospectivement ce qui l'a amené là - au fond d'une cellule ou d'un puit, vous le saurez à la fin.

Récemment évadé de prison, Tim rencontre Virginia, une call-girl en fuite. Il pensait l'abandonner assez vite, au bord d'une route ou dans une station-service. Mais on ne croise pas tous les jours ce genre de femme, capable d'éclipser toutes les autres en une seconde. Tim a le démon dans la peau, et dans la tête un plan génial pour gagner beaucoup d'argent très rapidement. L'issue, bien-sûr, sera funeste.



Reposant principalement sur la relation passionnelle, ambivalente entre les deux protagonistes, chacun entraînan
t l'autre dans sa fuite en avant, ce roman nous propose aussi une petite virée dans une Amérique des fifties bien propre sur elle dont Chaze écorne au passage le mode de vie et les valeurs - "J'ai payé un mois d'avance à l'agent immobilier. Il dit qu'il espérait que Milligan Street nous plairait, et que lui-même avait vécu là, autrefois. Il donnait l'impression que je pourrais moi aussi me hisser vers une rue plus chic, si je faisais attention, si je me couchais tôt, si j'arrosais suffisamment ma pelouse."

Malgré quelques longueurs, Noires sont les ailes de mon ange est un solide polar aux allures de classique, même s'il a du mal à soutenir la comparaison avec un David Goodis ou un James Cain (le rapprochement est de Manchette), notamment au niveau de la dimension tragique, voire métaphysique. Chaze fait tout de même un bon sparring-partner, et c'est déjà pas mal.


Noires sont les ailes de mon ange / Elliott Chaze (Black Wings Has My Angel, Série noire, 1954 ; nouv. traduction de l'américain par Christophe Mercier, Rivages/Noir, 2011)

PS : ce roman a été adapté en 1990 par Jean-Pierre Mocky sous le titre Il gèle en enfer.

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