On rentre dans le roman comme on monte sur le ring : Sporting de Juvisy, George "le Mur" s'en prend plein la gueule et rend tout ce qu'il peut. "Mal aux bras. Manque de souffle. Et l'autre qui respire comme une loco". Dix pages de combat, les phrases claquent, cognent, vous acculent dans les cordes. Au bout, une victoire à la Pyrrhus contre un gamin de 20 ans, contre le temps enfui et la jeunesse révolue - métaphore de tout ce qui va suivre.
C'est une histoire en deux temps, à un demi-siècle de distance, autour d'un trio de personnages* : George, flic municipal et boxeur au bout du rouleau ; Verini, jeune appelé de la Guerre d'Algérie envoyé dans un DOP près d'Orléansville ("détachement opérationnel de protection", en clair un centre de rétention où l'on torture les "fells") où il rencontre Rachid le "Kabyle", et noue avec lui une impossible amitié.
C'est l'histoire d'une sale guerre racontée à hauteur d'homme, celle d'un soldat réfractaire qui refuse de "descendre à la cave" mais ne peut ignorer les cris qui s'en échappent et le poursuivront tout au long d'une vie d'errance.
C'est l'histoire d'un passé qui remonte à la surface, cinquante ans plus tard : les trois hommes, réunis par les circonstances (mais chacun naviguant à vue dans sa propre solitude) ont affaire à des flics véreux et d'anciens partisans de l'Algérie française, hommes d'influence ayant rejoint le cocon de l'extrême-droite après l'Indépendance.
Au-delà de la Guerre d'Algérie et des exactions de l'armée française, il est surtout question de la continuité de l'Histoire (le récit de Verini, au présent, marque la proximité temporelle, et donc l'influence des événements) et du rapport au passé. Un passé qui n'en finit pas de mourir, de ranimer la peur et les rancoeurs, d'imprimer ses silences et ses malentendus sur les souvenirs des survivants, partagés entre mémoire et oubli - auxquels renvoie symboliquement l'épisode amnésique de George. Ce dernier est d'ailleurs pressé à plusieurs reprises de choisir son camp : Verini ou Rachid, refoulement ou réminiscence, clémence ou vengeance.
Au bout du périple, Rachid et Verini, les deux ennemis intimes, feront face à leurs démons, sous les traits d'un vieillard impotent et pathétique. A défaut de revenir en arrière et d'"équilibrer les comptes" comme l'exigeait vainement le Kabyle, ils trouveront (enfin) l'espoir d'une paix partagée.
Le lecteur, lui, trouvera ce qui se fait mieux actuellement dans le roman noir français, avec quelques autres. Justesse du ton et maîtrise narrative : Le Mur, le Kabyle et le Marin (drôle de fable) est aussi le plus abouti des romans d'Antonin Varenne - le plus personnel également ("à Pascal Varenne, mon père, dont le témoignage et les confidences ont de peu précédé la mort"), ce qui n'est sûrement pas étranger à l'émotion qui s'en dégage.
Le Mur, le Kabyle et le Marin / Antonin Varenne (Viviane Hamy, Chemins nocturnes, 2011)
* Antonin Varenne affectionne les trios, on dirait - voir Fakirs et Le gâteau mexicain.