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25 mars 2010 4 25 /03 /mars /2010 00:00

"J'imagine que Mississipi Blues est mon petit coup de canif dans la légende - les contes à dormir debout et la genêse des mythes. C'est une chanson, à sa manière. Un chant de labeur. Une plainte des marais. La musique brute du Delta, l'écho assourdi du fer-blanc. Une balade dans les passages rocailleux du temps, là où la route est sombre et qu'on jurerait avoir entendu son nom dans le mugissement du vent." (Nathan Singer, épilogue)


Après Prière pour Dawn, Nathan Singer signe un second roman tout aussi décalé. Mais si j'avais quelques réserves quant au premier, je suis cette fois pleinement convaincu. De quoi s'agit-il ici ? De blues et de... voyage dans le temps !


Mississipi Blues"Je m'appelle Eli Cooper. J'ai vingt-sept ans. Je suis un "néo post-impressionniste" à ce qu'il paraît. Si Edward Munch et Jackson Pollock avaient un enfant et ainsi de suite. Bref, je suis - j'étais - la coqueluche du Village, à New York."
Nous sommes en 2001. Un soir, Eli apprend la mort accidentelle de sa femme. Fou de douleur, il s'enfuit dans les rues, court, hurle, et s'évanouit. Avant de se réveiller au Mississipi en... 1938. Il ne le sait pas encore, mais il vient d'emprunter l'un des nombreux "couloirs du temps".

Complètement désorienté, Eli se familiarise peu à peu avec son nouvel environnement et avec quelques-uns des habitants. Il trouve une place à la pension de Mme Durning et la journée, travaille avec d'autres ouvriers dans les champs de coton.

Durant son "séjour", il va faire la connaissance d'Ella, une jeune servante noire qui ressemble trait pour trait à la femme qu'il vient de perdre, et du légendaire bluesman Howlin Wolf. Lui aussi a déjà voyagé dans le temps, et il met en garde Eli contre "Eux" : des êtres maléfiques et sournois qui forment la police du temps et poursuivent sans relâche les voyageurs "égarés". 



Avec très peu de détails, l'auteur fait revivre le Sud ségrégationniste. On sent la poussière, la chaleur, la sueur après le labeur dans les champs. La vie est dure, encore plus pour les Noirs, brimés, asservis, quand ils ne sont pas pourchassés et lynchés, se balancant comme d'étranges fruits aux branches d'un arbre. Bientôt la révolte gronde, et les bagarres de 1938 font échos aux émeutes du quartier de Watts, à Los Angeles en 1965...

Bien-sûr, ce roman est aussi un hymne au blues du Delta, le blues originel, profond, archaïque, râpeux, celui des Robert Johnson, Big Mama Thornton, Skip James, Memphis Minnie, Son House..., autant de grandes figures que Nathan Singer convoque pour le plus grand plaisir des amateurs de "musique du diable".


Sur le plan formel, on retrouve quelques similitudes avec Prière pour Dawn, notamment la structure éclatée du récit et une histoire racontée à plusieurs voix, ici à partir des journaux intimes des différents protagonistes - Eli, Ella et l'énigmatique Jerôme Kinnae, qui sillonne le Temps et vend ses services à d'autres "voyageurs".
Mais alors que Prière pour Dawn avait tendance à s'éparpiller et à abuser d'effets stylistiques, Mississipi Blues garde une unité ainsi qu'une relative sobriété.

Il est juste dommage que le dénouement soit un peu rapide, pas assez "appuyé" - l'épilogue n'en est pas vraiment un d'ailleurs, plutôt une postface de l'auteur racontant la genêse du roman.
Hormis cette petite réserve, ce Mississipi Blues joliment scandé ne m'a pas lâché. Un petit bijou et un texte aussi iconoclaste qu'enchanteur, où le fantastique flirte savamment avec le polar.


Mississipi Blues / Nathan Singer (Chasing the wolf, 2006, trad. de l'américain par Laure Manceau. Moisson Rouge, 2010)



PS : "A l'occasion de la sortie de Mississippi Blues de Nathan Singer, les Éditions Moisson rouge accompagnées d'acteurs amateurs organisent une brève manifestation théâtrale et littéraire au salon du livre de Paris. Plusieurs saynètes tirées de l'ouvrage seront jouées le Dimanche 28 mars après-midi dans les allées du salon."
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16 mars 2010 2 16 /03 /mars /2010 00:00
Après Dérive sanglante et Casco Bay, voici le troisième volet des aventures de Stoney Calhoun. Et le dernier, après la disparition de William Tapply l'année dernière.


Tapply Dark TigerSi Stoney Calhoun n'a toujours pas recouvré la mémoire de son "ancienne vie" - il est amnésique depuis qu'il a été frappé par la foudre sept ans auparavant -, il vit toujours dans une cabane au fond du Maine avec Ralph, son épagneul, et partage toujours son temps entre la boutique de pêche, les soirées romantiques avec Kate et son boulot de shérif-adjoint.

C'est quand tout va bien que les ennuis arrivent, évidemment : l'agent immobilier annonce à Stoney que Kate et lui vont devoir plier bagages, le propriétaire ayant subitement décidé de vendre la boutique. Et dans la même journée, l'institut médical dans lequel est placé le mari de Kate, atteint de sclérose en plaques, l'informe qu'il ne va plus pouvoir le garder.

Le même soir, Calhoun reçoit la visite de l'énigmatique et désormais familier "Homme au costume", qui lui enjoint de se rendre dans le nord de l'Etat, près de la frontière canadienne, pour élucider le meurtre d'un "agent". Il lui fait comprendre qu'il n'a pas intérêt à refuser, auquel cas les ennuis s'accumuleraient...

Calhoun, engagé comme guide, débarque donc - ou plutôt amerrit - à Loon Lake Lodge, paradis des truites argentées et des pêcheurs qui le sont tout autant. Il s'aperçoit vite que la mort de l'agent, McNulty, est un sujet tabou parmi ses nouveaux collègues et les propriétaires du lodge. Mener une enquête sans poser de questions, ça risque de ne pas être simple ! Heureusement, les événements vont quelque peu s'accélérer.


Dark Tiger me laisse une impression mitigée, notamment à cause d'une intrigue assez mince et d'un dénouement quelque peu bâclé (quant au fin mot de l'histoire, en forme de bannière étoilée...). Tapply, se sachant malade, s'est-il empressé d'achever son roman sans pouvoir autant le travailler que les précédents ?
Peut-être, mais dans ce cas, pourquoi ne pas en révéler davantage sur le passé de Calhoun ? Cela dit, si c'est pour apprendre qu'il était un tueur sans scrupules animé par un patriotisme aveugle !


Côté intrigue, donc, on n'est pas vraiment ferré. Qu'est-ce qu'il reste ?
La majesté des lacs, les rites de la pêche, un coin de nature sauvage et le dépaysement.
Le personnage de Calhoun, qui au-delà et malgré ses supers talents d'ancien soldat d'élite (ou quelque chose dans le genre), vaut surtout pour sa vulnérabilité. D'un autre côté, on ne peut pas dire qu'on tremble véritablement pour lui dans cet épisode.

Et qu'en est-il du personnage de Kate ? Moins présente, et pour cause, la majeure partie du récit se déroule sans elle. Ce qui n'est pas un mal : je trouve que les échanges entre Calhoun et sa maîtresse ont tendance à "dégouliner" d'amour juvénile, ce qui peut vite s'avérer écoeurant...
A l'inverse, il y a un personnage qui prend davantage d'importance, celui du... chien, qui d'ailleurs (je vais être méchant) a, à mon sens, autant d'épaisseur que celui de Kate.


Tout ça est-t-il suffisant ? Oui, si on a déjà lu et apprécié cet auteur. On ne mord pas forcément à l'hameçon, mais on joue le jeu, on taquine nonchalamment le goujon, tout au long des 250 pages qui se lisent avec plaisir malgré tout (j'ai même trouvé l'écriture meilleure que dans Casco Bay).

Bref, pourvu qu'on connaisse déjà le coin, on appréciera la balade.


Dark Tiger /
William G. Tapply (Dark Tiger, 2009, trad. de l'américain par François Happe. Gallmeister, 2010)
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20 février 2010 6 20 /02 /février /2010 10:07
Second roman de l'américaine Gyllian Flynn après Sur ma peau, Les Lieux sombres devrait connaître un beau succès si l'on se réfère aux nombreux et élogieux papiers qu'elle inspire, notamment sur la toile.

Un roman édité chez Sonatine, la p'tite maison qui monte, après s'être rapidement faite une place sur le créneau pourtant encombré du thriller : des auteurs qui s'imposent (Ellory), de belles maquettes, voyantes sans être vulgaires.
Même si je continue à regretter leurs 4ème de couv. racoleuses, qui aguichent le passant à coups de superlatifs et de dithyrambes dégoulinantes, genre : "Allez monte chéri, j'vais te montrer des trucs que t'es pas près d'oublier, crois-moi !"

Ok, j'te suis. Après tout y a pas de raison que tout le monde en profite sauf moi ! Alors ? Alors rien d'inoubliable, mais un bon moment quand même.


G.FlynnLibby Day, la trentaine bien tassée et d'une paresse maladive, a une nette tendance à l'auto-apitoiement depuis que sa mère et ses deux soeurs ont été tuées à coups de couteau/hache/fusil (ça fait beaucoup...) il y a presque un quart de siècle. Elle seule y a réchappé.
A l'époque, son frère Ben, un adolescent solitaire et complexé, a été accusé des meurtres et purge depuis une peine à perpétuité. Le témoignage de Libby, sept ans, avait contribué à le faire condamner.

Libby ne se contente pas de se morfondre, elle a aussi su profiter de sa "day-vaine" et de la générosité des gens, émus par cette triste histoire qui a fait le tour du pays. Mais voilà, le pactole a pratiquement fondu, et elle doit trouver une solution pour poursuivre une vie oisive qui lui sied plutôt bien.
Justement, elle vient d'être contactée par un club un peu spécial  : des fondus d'histoires criminelles et apprentis-détectives - convaincus de l'innocence de Ben - qui lui proposent de remonter un peu le passé contres espèces sonnantes et trébuchantes.
Peu à peu, Libby va se prendre au jeu et chercher à découvrir, enfin, ce qui s'est passée cette nuit-là.


Première remarque : Gyllian Flynn a le bon goût de ne pas faire de son héroïne une courageuse et émouvante victime. Non, Cosette (ou Dorothée, du Magicien d'Oz) est une sale peste qui n'inspire guère la sympathie, tout au plus une compassion de circonstance.


La construction du récit est ordinaire mais habile, alternant les points de vue et les époques, retraçant notamment la chronologie des événements qui ont émaillé la dernière journée précédant le massacre : une succession de malentendus, de hasards malheureux, d'actes stupides ou désespérés.

En arrière-plan, Flynn fait une peinture sans concessions d'un midwest pauvre et rétrograde, et d'une famille écrasée par la misère. L'action se situe en partie en 1985, mais on a parfois l'impression d'être dans les années 30, en pleine Dépression.
Beau portrait aussi que celui de Patty, la mère-courage qui n'en a plus beaucoup, et qui peine tellement à élever ses quatre enfants et à gérer la ferme. Les dettes s'accumulent, et quand ce ne sont pas les créanciers qui frappent à sa porte, c'est son raté d'ex-mari qui vient lui soutirer un peu de fric.
Hormis Runner, on a d'ailleurs droit à une belle brochette de raclures et de malades en tous genres.

Par contre, si l'auteur réussit, avec force détails et descriptions, à installer une ambiance, son récit perd en intensité au fil des pages et le suspense bat de l'aile, si bien que j'ai ressenti un peu de lassitude au bout d'un moment, et terminé "en roue libre".
Malgré tout, voilà du travail bien fait.


"Alors mon chou, tu reviendras ?
- Un de ces jours."


Les Lieux sombres / Gyllian Flynn (Dark Places, 2009, trad. de l'américain par Héloïse Esquié. Sonatine éditions, 2010)
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27 janvier 2010 3 27 /01 /janvier /2010 00:00

Imaginez :
Vous êtes à l'aéroport, vous sirotez tranquillement un verre, assis à côté d'une jolie blonde, quand celle-ci vous sort calmement : "J'ai mis du poison dans votre verre".

The BlondeVous faites quoi ?
Jack Eisley, lui, flaire l'escroquerie et s'en va, en souhaitant à la blonde "bonne chance avec son histoire". Une heure plus tard, il est penché sur la cuvette à vomir tripes et boyaux. Une seule chose à faire : retourner à l'aéroport, retrouver la fille et récupérer l'antidote.

Un autre homme recherche Kelly White. Nom : Mike Kowalski. Hobby : dégommer des mafieux au fusil à lunette. Profession : homme de main, pour le compte d'une agence gouvernementale ultra-secrète. Signe particulier : animal à sang-froid.

Kelly White, elle, recherche de la compagnie, mais pas pour ce que vous pensez ! Figurez-vous que si elle se trouve à plus de trois mètres d'une personne, elle meurt au bout de dix secondes, c'est aussi simple que ça.
Vous ne me croyez pas ? Normal, personne ne la croit, surtout quand elle commence à délirer au sujet de nano-machines et de bidules moléculaires autoclonants... Et pourtant...


La nuit ne fait que commencer, et pour ces trois là, elle va être vraiment, vraiment éprouvante. Et pour nous, réjouissante ! Trois cent pages de folie furieuse menées à un train d'enfer - l'histoire se déroule sur quelques heures.


On nage en plein "pulp", comme mentionné en sous-titre. Au menu : une femme fatale, un tueur et un Mr-tout-le-monde qui tombe au mauvais endroit au moment moment ; castagnes, cascades et courses contre la montre, saupoudrés de scènes absolument rocambolesques.

On nage aussi en plein délire, avec cette histoire de complot et d'arme technologique futuriste, et pourtant, passé quelques instants de perplexité - tout comme Jack -, on se prend naturellement au jeu.
On connaissait le cyberpunk, voilà le cyberpulp ! Loufoque et déjanté à souhaité. Un mélange "tarentinoesque" de série B, de violence et d'humour décalé.


On ne sait pas grand-chose de l'américain Duane Swierczynski, sinon qu'il écrit des scénarios de comics et que The Blonde est son second roman.

Un dernier mot : méfiez-vous des blondes dans les aéroports, on ne sait jamais...


The Blonde : pulp / Duane Swierczynski (The Blonde, 2006, trad. de l'américain par Sophie Aslanides. Rivages/Noir, 2010)

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12 janvier 2010 2 12 /01 /janvier /2010 00:00

"Le monde que nous partageons est humainement inquantifiable et idéologiquement confus. lequel de ces deux-là est capable d'y mettre en oeuvre le bien ou le mal le plus reconnaissable ?"


Prologue : février 1964, braquage d'un convoi blindé. Billets et émeraudes. Trois convoyeurs-deux braqueurs sur le bitume. Butin envolé. 
Une scène d'ouverture hallucinante, typiquement/intrinsèquement polar, et le noeud gordien du roman, d'où s'étend une multiplication/superposition/fusion d'intrigues. Un vrai mille-feuilles narratif (
voyez le plan en coupe de l'ami Jean-Marc), composé d'histoires secondaires, souterraines, d'histoires d'amour antithétiques et superbes, de machinations, de coercitions, de destins individuels qui se greffent à l'Histoire, qui font l'Histoire. Une Histoire qui suit le cours de courants souterrains, de confluents.


Underworld USAChronologie : 14 juin 1968-11 mai 1972.
Adios Ward Littell, adios Pete Bondurant, adios Hoffa. Mais on retrouve :
Freddy Turentine l'as des micros, Fred Otash le roi de l'extorsion, le comique Milt Chargin, Sonny Liston le boxeur accro, Mesplède le mercenaire "franco-corse", et "cette tante" d'Hoover.
Hoover est affaibli, Hoover se soigne aux amphet', Hoover a la cervelle en marmelade. Seule sa HAINE - des "bamboulas", des "gauchistes", des "Rouges" - est intacte.

On retrouve Dwight Holly, "le bras armé de la loi", de retour au FBI. Fiche de poste : nervi de Hoover. Docile, efficace et... redevable. Une mission : recruter/téléguider/coordonner des informateurs chargés d'infiltrer des groupuscules Noirs, prévenir/provoquer des actes criminels afin de discréditer l'ensemble du Mouvement de lutte. Dwight s'exécute. Mais : Dwight s'acoquine avec une Rouge. Dwight a les convictions qui flanchent.

Wayne Tedrow Jr. a pris du galon, Wayne travaille pour la mafia, Wayne travaille pour et contre Howard "Drac" Hugues. Wayne est surmené. Wayne est brillant et très compétent. Mais : Wayne est politiquement instable. Wayne a des kas de konscience. Wayne fricote avec une "négresse". Wayne poursuit un but qui se situe au-delà de sa propre volonté.

Novembre 68 : Nixon remporte les élections. Les parrains ont mis la main à la poche, Richard le Roublard fait copain-copain. Les parrains viennent de "s'acheter quatre années d'opulence". Et d'impunité. Les Parrains s'envoient des cocktails et jouent au golf.
Wayne Tedrow poursuit le plan initié par Ward Littell : vente des casinos de Vegas à Hugues le Milliardaire, écrémage des bénéfices, blanchiment, ré-injection à l'étranger. Le nouveau terrain de jeu : la République dominicaine. Un pantin de droite au pouvoir, installé sur son trône par l'Oncle Sam. Police politique, misère, opposants muselés : situation politique stable. Par ici les casinos, par ici la monnaie, Bienvenidos !
République Dominicaine / chantiers de construction / ouvriers-esclaves / mercenaires-contremaîtres / vaudou - herbes haïtiennes - zombification !

Donald "Trouduc" Crutchfield, le p'tit nouveau. Crutch le Mateur, détective privé en sous-traitance, adore regarder par les trous de serrure. Crutch a le nez creux, Crutch est aspiré par le tourbillon de l'Histoire. Crutch apprend vite, Crutch est opinîatre, Crutch se sent pousser des cojones. Il accroche des cocos à son tableau de chasse. Son nouvel ami Mesplède le tueur l'adooore !


Des hommes mauvais.
Des hommes bien plus complexes qu'il n'y paraît, gouvernés moins par l'argent, le pouvoir, la justice ou la morale que par une nécessité, une quête personnelle, une tentative d'accomplissement. Placés sur une orbite personnelle, ils font ce qu'ils sont. Mais : en équilibre instable, hantés par des actes abominables, sujets à des excroissances de bonté, des tiraillements de conscience.

Cherchez la femme.
Face au trio de personnages principaux gravitent des dizaines d'autres et, surtout, une troïka de femmes. Voilà qui différencie grandement ce roman des précédents : Ellroy inclue et étoffe particulièrement des personnages féminins absolument magnifiques : Joan la Déesse Rouge, Karen la quaker circonspecte, Célia/Gretchen l'intrépide/l'insaisissable révolutionnaire.
Des femmes qui mettent leurs homologues masculins face à leurs doutes, leurs contradictions, leurs obsessions, leur secret désir de rédemption. Conjuration - expiation - sédition.


Une ribambelle d'acteurs/témoins. On écoute leurs pensées, on observe leur paysage mental se modifier. Ellroy incorpore des extraits de journaux, des conversations téléphoniques, des rapports... Vues au grand-angle, au télé-objectif. Vision périphérique, panoramique, omnisciente. Ellroy change de focale avec un brio et une cohérence étonnants.


S'il est préférable d'avoir lu les deux premiers opus, on peut malgré tout commencer par celui-ci. Vous ferez l'impasse sur quelques allusions, quelques extensions, mais chaque roman possède sa propre unité, son propre souffle.

Et son rythme propre :
American tabloid : allegro ma non troppo.
American Death Trip :
allegro mosso.
Underworld USA : allegro moderato. Le tempo se fait plus lent, la narration plus fluide, les interjections/riffs plus rares. La musicalité, les tonalités, le rythme sont très travaillés : comme dans American Death Trip (mais avec moins de risques de troubles cardiaques !), vous calquez inconsciemment votre respiration sur celle du texte ! Saluons à propos l'excellent travail du traducteur Jean-Paul Gratias.


Underworld USA clôture de façon magistrale un cycle entamé il y a maintenant une quinzaine d'années, d'une force, d'une densité et d'une profondeur de vue exceptionnelles. Au final : un tryptique monumental.

Underworld, c'est la tectonique des plaques, et quelques séismes - maîtrisés tant bien que mal - en surface.
Underworld, c'est la contre-histoire de l'Amérique entre 1958 et 1972 : Ellroy a transformé Clio en putain sublime.
Underworld, c'est le temps des Croisades dans une Amérique en plein effondrement moral et institutionnel, minée par un racisme solidement enraciné, une corruption et une collusion crime organisé/pouvoir politique endémiques. 

Préparez-vous.


Underworld USA / James Ellroy (Blood's A Rover, 2009, trad. de l'américain par Jean-Paul Gratias. Rivages/Thriller, 2010)

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5 janvier 2010 2 05 /01 /janvier /2010 00:00
En attendant le dernier opus très attendu de la trilogie Underworld USA, j'ai bien fait mes devoirs de vacances, relu American Tabloïd cet été, enchainé sur American Death Trip cet hiver. 1750 pages plus loin (il faut un peu de temps devant soi, et les idées claires pour suivre le rythme démentiel d'Ellroy !), je suis quand même un peu essouflé, et surtout, impressionné.

Ellroy revisite, que dis-je, pénètre par effraction dans l'Amérique contemporaine, saccage les mythes - JFK en tête -, s'empare de l'Histoire, expurge, remodèle, rebranche les multiples inter-connexions, liens - incestueux pourrait-on dire - entre le pouvoir et la mafia, et recrache une histoire souterraine, imaginaire mais non moins réelle que l'officielle, qui l'éclaire brutalement, en mélangeant savamment fiction et réalité.


American TabloidNovembre 1958 - 22 décembre 1963. Exit John Fitzgerald Kennedy.
« Jack Kennedy a été l’homme de paille mythologique d’une tranche de notre histoire particulièrement juteuse (…) . Jack s’est fait dessouder au moment propice pour lui assurer sa sainteté. Les mensonges continuent à tourbillonner autour de sa flamme éternelle. L’heure est venue de déloger son urne funéraire de son piédestal et de jeter la lumière sur quelques hommes qui ont accompagné son ascension et facilité sa chute. »

Trois hommes de l'ombre vont être impliqués plus ou moins directement dans cet "énorme putain de hurlement" de Dallas. Trois personnages imaginés parmi une multitude d'autres protagonistes, réels ou inventés.

On a :
Pete Bondurant, factotum du milliardaire fantasque Howard Hugues, mercenaire, bouffe à tous les rateliers.
Ward Litell, agent du FBI : le Fantôme en mission confidentielle rapporte des biscuits à Bobby, marche sur les plate-bandes de la mafia.
Kemper Boyd, infiltré au comité McClellan (chargé d'enquêter sur les agissements de la pègre) par le patron du FBI, le tout-puissant Edgar Hoover qui se moque de la mafia autant qu'il est obsédé par les cocos. Hoover le sadique, le stratège machiavélique, la clé de voûte indéboulonnable d'un système pourri jusqu'à la moëlle.

1959 : Fidel Castro s'empare de Cuba et nationalise les casinos. Le spectre communiste frappe à la porte de l'Oncle Sam, la pompe à fric s'assèche : le gouvernement américain pisse dans son froc, les Godfathers ont des vapeurs. Main dans la main avec la CIA, ils vont financer la Cause. Camps d'entrainement, réfugiés cubains, encadrement assuré par des barbouzes. Objectif : déloger le Barbu. Résultat : le fiasco de la baie des Cochons.

Kennedy père a des liens avec la mafia. La mafia compte sur John pour récupérer ses billes à Cuba. La mafia met la main au portefeuille, lui paye la Maison Blanche. Discrètement. On lui dira après, quand il sera installé.
Problème : John installe son frère au Ministère de la Justice. Bobby hait le crime organisé. Bobby a les crocs plantés dans la couenne de Hoffa. Bobby est incorruptible. Bobby est dangereux.

John paiera pour son frère. Deux tireurs d'élite, un bouc-émissaire : Oswald, le coco notoire. Pour le pouvoir et le FBI, une version à ériger en vérité : un tireur isolé.


American Death TripSix ans après American Tabloid sort American Death Trip. Ellroy continue de saboter consciencieusement les fondations du Rêve américain déchu, de dévaliser l'Histoire officielle.
22 juin 63 - 08 juin 68. Exit Robert Kennedy.

On retrouve Ward Littell et Pete Bondurant. Un troisième larron entre en scène :
Wayne Tedrow Junior, fils d'une figure de l'extrême-droite, jeune flic dévoyé envoyé à Dallas pour descendre un type, va malgré lui être embringué dans le complot Kennedy. Wayne est recruté par Pete. Wayne tue des Noirs. Wayne est chimiste et prépare de la blanche. Wayne s'englue dans sa haine, fait des choses seulement pour se prouver qu'il peut les faire.

Littell est désormais avocat de la mafia, Littell est rentré en grâce auprès de Hoover, Littell joue sur plusieurs tableaux, prépare le terrain pour la revente des casinos de Vegas à Howard "Dracula" Hugues, assure la défense de Jimmy Hoffa, joue les espions pour le FBI. Multi-activités. Littell compartimente, cloisonne, étanchéifie. Littell éponge sa culpabilité à coups de chèques envoyés à l'association du révérend King. Littell est fatigué. Littell veut reprendre sa liberté.

Pete revient de loin. Continue à jouer les gros bras pour la mafia. Deux mètres et cent kilos de force de persuasion. Loue ses services à la CIA. Villégiatures au Vietnam, trafics de dope, d'armes, faire du fric. Pete a gardé la "foi", Pete vit pour la Cause : Cuba.

Le KKK rentre en jeu. Eglises incendiées, chasse aux "nègres", kabotages en eaux cubaines, chasse aux scalps fidelistos. Kollusions KKK/CIA/mafia. Mais Fidel peut dormir tranquille, l'Histoire ne se passe plus là-bas. Jeux de dupes, poudre aux yeux, intérêts divergents.

Dans le Sud, le révérend King fait du bruit. Lutte pour les droits civiques, marches, rébellions. Hoover décharge sa haine. Exit Martin Lucifer King. Un porte-chapeau du Klan, un second tireur. des empreintes sur un fusil et un peu de nettoyage.

La convention démocrate approche. Bobby tergiverse. Puis se lance. Gagne les Primaires ! Danger danger danger s'écrient les mafiosi. Cette fois, ne pas attendre.


Pour creuser underworld, Ellroy y va au marteau-pilon (plus encore dans le second), mitraille ses phrases, tac tac tac sujet-verbe-complément. L'écriture est hachée, nerveuse, scandée. Rythme frénétique, sentiment d'urgence, lecteur au bord de la tachychardie ! Le procédé peut agacer parfois, mais le tout dégage une énergie folle.
D'autant plus qu'à la narration vient s'ajouter les rapports d'enquêtes, retranscriptions d'écoutes et de conversations téléphoniques, extraits de journaux...


Underworld USA 1 et 2 impressionnent par l'ampleur de la tâche, l'amplitude, la puissance, le sens du détail d'un récit foisonnant, où se succèdent à toute allure complots meurtres alliances trahisons magouilles ruses compromissions règlements de compte... La Grande Histoire a Grand soif : d'argent, de pouvoir, de vengeance. A l'échelle d'une Nation. De Los Angeles à Dallas, de Las Vegas à Miami, du Vietnam à Cuba.

Mais derrière la Grande Histoire, Ellroy, et ce n'est pas le moindre de ses mérites, nous en raconte mille autres, en narrant le quotidien de quelques hommes, aux trajectoires incertaines, aux ambitions mouvantes, traversés par le doute et des sentiments contradictoires.
"L'heure est venue d'ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix qu'ils ont payé pour définir leur époque en secret".

Epopée, évangile apocryphe, livre d'histoire, histoire du crime, crime novel étourdissant. Underworld USA est tout cela à la fois.

En attendant le dernier chapitre.


American Tabloid (American Tabloid, 1995, trad. de l'américain par Freddy Michalski. Rivages, 1995 ; rééd. poche 1997)
American Death Trip (The Cold Six Thousand, 2001, trad. de l'américain par Jean-Paul Gratias. Rivages, 2001 ; rééd. poche 2003)


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4 janvier 2010 1 04 /01 /janvier /2010 06:00

"Observant l'ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c'était précisément l'impression qu'il avait depuis trop longtemps ; que son père était une forme immatérielle et que s'il détournait le regard un instant, s'il l'oubliait ou ne marchait pas à sa vitesse, s'il n'avait pas la volonté de l'avoir là à ses côtés, alors son père disparaîtrait, comme si sa présence ne tenait qu'à la seule volonté de Roy."


Sukkwan IslandSukkwan Island. Une île sauvage et déserte au sud-est de l'Alaska, seulement accessible par bateau ou hydravion. C'est là que débarquent un beau matin de juin Jim Fenn et son fils de 13 ans, pour y rester une année durant.
Roy vit en Californie avec sa mère et sa soeur. Jim est finalement parvenu à le convaincre de le suivre. Arguments : retour à la nature, authenticité, école de la vie. "La Frontière". "Pionnier". "Sauvage". Des mots glissés ça et là dans un récit qui nous renvoie immanquablement aux mythes américains - colons, Conquête... Pères fondateurs.


Après l'excitation passagère, la dure réalité : la radio ne fonctionne pas, le bois est mouillé, un ours dévaste leur chalet...
Le père propose, entreprend, organise, mais ne se montre guère à la hauteur. Il n'est pas préparé à survivre dans cet environnement, ni à éduquer son enfant. S'il donne le change durant la journée, enthousiaste et affairé, il pleure toutes les nuits, sombrant dans une profonde dépression. Couché près de lui, Roy redoute ses sanglots et ses maladroites confessions.

On assiste dès lors à une curieuse et troublante inversion des rôles : tandis que le père, veule, geignard, puéril, se vautre dans l'auto-apitoiement et reporte inconsciemment sur son fils sa propre lâcheté et ses obsessions, le gamin se montre étonnamment mature, responsable, sensé.
Mais à treize ans, on ne peut assumer à sa place les problèmes de son père, ni toujours comprendre son attitude.
"Il se demandait pourquoi ils étaient là, quand tout ce qui semblait importer à son père se trouvait ailleurs. (...) Il commençait à se demander si son père n'avait pas échoué à trouver une meilleure façon de vivre. Si tout cela n'était qu'un plan de secours et si Roy, lui aussi, ne faisait pas partie d'un immense désespoir qui collait à son père partout où il allait."


Bon an mal an, père et fils se préparent à passer l'hiver, emmagasinent nourriture et bois de chauffage. Les choses semblent mieux se passer, on sent même poindre une pointe de complicité et de chaleur réciproque entre les deux hommes.
Jusqu'à ce que, de façon aussi soudaine qu'insupportable, tout implose. La déflagration d'une phrase, quelques mots qui laissent abasourdi. A partir de là, une autre histoire commence, impossible à raconter sans livrer le noeud du récit. A vous de la découvrir.

Après avoir fait quelques recherches sur internet, j'ai appris que le père de David Vann s'est suicidé à l'âge de quarante ans ; un fait qui éclaire le roman d'un jour nouveau et explique beaucoup de choses (attention, ça ne veut pas dire que la fiction reprend la même trame...).


Vous projetiez de vous installer prochainement sur une île vierge de toute présence humaine ? Avec un proche peut-être ? Dans ce cas, Sukkwan Island risque de ralentir vos préparatifs...
Voici un roman qui ne manquera pas de vous mettre mal à l'aise, étant donné la relation (ou la non-relation, plutôt) bizarre voire malsaine entre les deux personnages (et décrite avec beaucoup de subtilité), qui fait naître une atmosphère particulièrement anxiogène, et encore renforcée par le lieu qui les entoure, nature coriace pleine d'une vie immuable, magnifique, intimidante - ruisseaux galets montagnes bêtes pluie froid neige forêts pas d'humain, si ce n'est deux solitudes mal partagées.


J'aurais aimé que Vann extirpe un peu plus le malaise du père, pour arrimer davantage un récit... comment dire... un peu vaporeux, et qui a tendance à se dissiper dans l'air froid du "pays du soleil de minuit".

Voilà ma seule réserve concernant cet excellent/terrifiant/dérangeant premier roman.


Sukkwan island / David Vann (Sukkwan Island, 2008, trad. de l'américain par Laura Derakinski. Gallmeister, Nature writing, 2010)

PS (05/01/09) : A l'occasion de son séjour en France pour la parution de son roman Sukkwan Island, David Vann rencontrera ses lecteurs à la librairie Atout Livre, 203 bis, avenue Daumesnil dans le 12ème arrondissement de Paris, le 22 janvier 2010 à partir de 19h30.

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6 décembre 2009 7 06 /12 /décembre /2009 10:37

"Quand on grandit quelque part, surtout si on a une enfance heureuse, on reste aveugle à un certain nombre de choses affreuses qui grouillent sous la surface comme des asticots affamés dans une charogne pourrissante. Et pourtant, ces horreurs sont bien là. Parfois, il faut creuser un peu pour les découvrir, ou incliner la tête selon un certain angle. Et, oui, elles sont là, à pulluler — les chantages, les mutilations et les meurtres, par exemple. Et je suis bien placé pour assurer que c’est la vérité."


Après les très sombres Coeurs déchiquetés et Dans les limbes, j'avais besoin d'un peu de légèreté et d'humour. Un bouquin de Joe Lansdale, par exemple. Ça tombe bien, y en a un qui m'avait échappé à sa sortie en début d'année : Vierge de cuir. Tout un programme...


Du sang dans la sciure se déroulait dans l'East Texas dans les années 30 et racontait l'histoire de Sunset, femme-shérif de Camp Rapture. Quelques décennies plus tard, son petit-fils
Cason Stalter (aucun véritable lien entre les deux romans, c'est juste un clin d'oeil) vient de rentrer au bercail la queue entre les jambes, après avoir frôlé le Pulitzer... et la femme de son patron.
Porté sur la boutanche et incapable de fiche la paix à son ex, Cason n'est pas le mauvais bougre pourtant, seulement du genre obsessionnel. Faut dire que les souvenirs d'Irak n'arrangent rien.

A Camp Rapture, il retrouve ses parents, son frangin - "Mr Réussite" - ainsi qu'un job pour la feuille de chou locale. Pas grand-chose à se mettre sous la dent, si ce n'est quelques tensions raciales à propos de l'édification d'une Eglise dans le quartier Noir, ou l'histoire de cette étudiante au physique de top-model, Caroline Allison, qui s'est volatilisée six mois plus tôt.

Qui sait, quelques papiers bien tournés sur cette disparition pourraient bien le remettre en selle ?
Seulement, attention : quand on creuse faut s'attendre à tomber sur un os. Et Cason va réveiller de sacrés molosses.
Heureusement qu'il a lui aussi son chien de garde en la personne de Booger, un compagnon d'armes à tendance psychopathe au moins aussi dangereux que ceux d'en face, et toujours prompt à sortir un poing, un flingue ou un couteau. Ce qui donnera lieu à quelques scènes assez violentes, parmi d'autres franchement gore...


On ne peut pas dire que l'auteur ménage ses effets ou même qu'il nous surprenne : on distingue les grosses coutures sur son cuir, dont les combinaisons se laissent facilement deviner. Et on assemble sans difficulté les différentes pièces de l'intrigue, un peu comme un puzzle qu'on aurait déjà fait.

Mais ça n'a pas grande importance, puisqu'on n'est pas venu pour les frissons, mais pour la verve de Lansdale, son talent à brosser des personnages (dans tous les sens du terme) en deux coups de pinceau et son indéfectible humour scato-scabreux. Autant d'ingrédients qu'on retrouve ici, et en belle quantité.


Vierge de cuir / Joe R. Lansdale (Leather Maiden, 2008, trad. de l'américain par Bernard Blanc. Ed. du Rocher, coll. Thriller, 2009)
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30 novembre 2009 1 30 /11 /novembre /2009 22:16


"... ceci est un livre sur le deuil, le chagrin et la rage. Sur le coma, les revues de BD et les produits pharmaceutiques. Sur les bikers psychotiques, les neurologues fous et les monstres de cirque itinérants. Mais, au bout du compte (...), c'est un livre sur la moralité complexe de l'écriture, de la fabrication d'un récit, d'une histoire."
(préface de l'auteur - un conseil, à propos : laissez-vous surprendre, et gardez-la pour la fin)


Là, vous froncez les sourcils, non ?!

Il faut dire que les romans de l'américain Jack O'Connell peuvent dérouter, qui désintègrent allègrement tous les codes du polar, pour les reconstituer sous une forme tout à fait originale et inventive.
Dans les limbes n'échappe pas à la règle. Où l’on retrouve Quinsigamond, lieu imaginaire et théâtre permanent des histoires d'O'Connell, inspirée de Worcester, dans le Massachusetts où vit l'auteur. Une ville post-industrielle sur le déclin, crépusculaire et décadente, où le sinistre le dispute au bizarre.



Alors, qu'avons-nous donc entre les pinces ?

nullSweeney est pharmacien et vient de trouver un poste à Quinsigamond, dans la clinique du docteur Peck, un neurologue réputé. C’est là qu’il fait transférer son jeune fils Danny, plongé dans le coma depuis un an. Après l'accident, sa femme s'est suicidée. C'est un homme dévasté, rongé de remords, de frustration, et sujet à de soudains excès de colère et de violence.
Dans le bâtiment, situé au sommet d'une colline, l’atmosphère est lugubre, le comportement du personnel étrange, les projets du savant nébuleux.



Dans son avant-propos, O'Connell explique qu'il pensait s’arrêter à cette "petite histoire de suspense", avant que ne survienne "cet instant où je fais un tout petit mouvement (…) qui fait bouger le livre entier sur son axe. Où une synapse se produit, au fond du ciboulot, et irradie d’une manière ou d’une autre l’ADN de l’histoire. Et le récit commence à muter.»


Dès lors, il a rajouté quelques couches narratives, quelques protagonistes, quelques niveaux aux limbes. On rencontrera une bande de bikers psychotiques, à la tête de laquelle trône l'énigmatique et sensuelle Nadia, collègue de Sweeney ; et surtout, une troupe de monstres de foire en déroute au pays imaginaire de Gehenna, emmenée par un garçon-poulet et un Hercule de foire.
Ces derniers sont les héros de "Limbo", un illustré pour enfants que Danny dévorait avant son accident, et que son père continue de lui lire sur son lit d'hôpital.

A partir de là, les trames se superposent, se recoupent, se télescopent, des passerelles narratives relient des récits et des mondes parrallèles, des destins symétriques.


Bien-sûr, pour apprécier ce séjour Dans les limbes, il vous faudra faire lâcher prise à votre raison, et accepter de vous laisser guider - et égarer - à travers des réalités mouvantes, où flotte l'esprit ou l'esthétisme d'un Borges, d'un David Lynch ou d'un Guillermo del Toro.

D'une imagination débridée, grouillant d’événements et de personnages parfaitement insensés - et qui pourtant recèle du sens
c'est aussi un roman f
oisonnant, qui défriche, ouvre, brasse une multitude de pistes, de voies, de réflexions concernant l’identité, l'empathie, les périmètres flous de la conscience, l’absolution, et le pouvoir de l’imagination, des mythes et de la littérature.




Entre le polar, le conte et le roman gothique - retenons son univers fantasmagorique et baroque, sa qualité d'écriture, son architecture brillamment échafaudée -, Dans les Limbes est un des grands romans de l'année.
Toutes catégories confondues.


Dans les limbes
/ Jack O'Connell (The Resurrectionist, 2008, trad. de l'américain par Gérard de Chergé. Rivages/Thriller, 2009)

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21 novembre 2009 6 21 /11 /novembre /2009 00:00

Autant Donald Westlake et sa série Dortmunder ne m'ont jamais vraiment emballé, autant j'adore les polars de son alias Richard Stark. Question d'humour intempestif je crois (je sais, y en a qui vont grimper au plafond en lisant cela !).
Toujours est-il qu'au braqueur-trublion Dortmunder, je préfère le braqueur à sang froid Parker qui, comme son alter ego romanesque, traverse toujours quelques mésaventures pas piquées des hannetons...


nullQuelques hors-la-loi se retrouvent autour d'une partie de poker ; on se jauge, on fait connaissance, avant de discuter du futur "coup". Là, ça tourne court, vu que Parker vient de cravater l'un des invités, après s'être rendu compte qu'il portait un micro. On se débarrasse de la taupe et on se sépare ni vu ni connu. Pas bon pour les finances, mais s'agit d'être prudent dans ce métier.

Un certain Jack Delesia, avec qui il a déjà bossé, ne tarde pas à proposer un autre coup à Parker. La cible ? Un fourgon blindé. Le contexte ? Une petite ville du New Jersey, une banque qui absorbe l'autre et la chambre forte qui transite avec. Le souci ? La femme du directeur et un gardien de la banque sont dans le coup, et comme "un amateur dans la place transforme généralement une bonne occasion en désastre"...

Mais Parker a vraiment besoin de se remettre à flot, et après tout, ils arriveront bien à canaliser les amateurs. Sauf qu'au bout du compte, y a quand même un paquet de monde impliqué dans l'affaire, des intérêts convergents, des motivations fort différentes, rancoeur, vengeance, convoitise... Quand l'affectif rentre dans le tableau, ça a tendance à assombrir celui des pros...


Comme toujours, pas un gramme de psychologie chez Stark, qui nous sert du polar tendu comme un arc et des phrases affûtées qui filent, trajectoire rectiligne, droit sur la cible.

Du polar qui frappe par son aspect très visuel, très cinématographique ; et qui, comme les braquages minutieusement préparés de Parker, m'évoque aussi une chorégraphie, mêlée d'un incroyable sens du rythme, d'enchainements souples et nerveux et d'une mise en scène impeccable (avec en point d'orgue cette mosaïque de chapitres-paragraphes, quelques heures avant le braquage et le dénouement, qui dessine au même instant la situation de chacun des protagonistes).

Rien n'est laissé au hasard dans A bout de course !, chaque mouvement est pensé et exécuté avec précision. Faut dire que le bonhomme avait du métier et quelques dizaines de romans derrière lui, déjà. Du prolifique sans l'ennui, c'est assez rare.


Et le prochain "coup", c'est pour quand ?
Voilà bientôt un an que Westlake s'est fait la malle. Reste à savoir combien de "Parker" restent à traduire.


A bout de course ! / Richard Stark (Nobody Runs forever, 2004, trad. de l'américain par Marie-Caroline Aubert. Rivages/Thriller, 2009)

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